Un an et demi après notre départ de France, nous sommes sur les fleuves d’Afrique de l’Ouest et préparons la traversée de l’Atlantique.
Je suis brusquement réveillé par un épouvantable ronflement. Je me lève d’un bond et grimpe sur le pont. Les éoliennes tournent à une vitesse fulgurante sous l’impulsion d’un vent de tempête. Je me précipite sur la plage arrière et, tout en me maintenant après le pataras, les arrête l’une après l’autre.
J’observe alors autour de moi. L’instant est effroyable. Ce n’est pas un paysage nocturne qui s’offre à ma vue, mais l’épouvantable vision d’un spectacle extraordinaire comme jamais depuis notre départ de France il me fut donné d’assister.
Le ciel est divisé en deux moitiés bien distinctes, d’un côté le firmament étoilé, de l’autre une masse obscure, lourde et inquiétante, s’avançant en ligne de front sur toute l’étendue visible de la voûte céleste. C’est un peu comme si une chape de plomb venait recouvrir l’immensité de la création.
C’est une tornade.
Elle est là, juste au-dessus de nous, à la verticale du mât, produisant un vent comme jamais le bateau n’en a encore encaissé.
Claudette est paniquée, elle crie quelque chose que je ne comprends pas. Je cours à l’avant, ouvre le puits à chaîne et en renvois une vingtaine de mètres. Le mouillage est déjà tendu presque à la verticale. Des vagues se forment à la surface, le bateau est secoué. Je descends dans le carré et prépare le moteur pour le cas où l’ancre ne tiendrait pas, puis je remonte dans le cockpit et patiente à l’abri de la capote de descente.
La ligne ténébreuse s’avance inexorablement vers l’Ouest, recouvrant un à un les astres dont le rayonnement diffus offre encore un peu de luminosité dans cette atmosphère épouvantable. Le vent souffle à présent par rafales, une pluie diluvienne s’abat alors avec force et violence, martelant le pont comme le ferait une giboulée de grêlons.
Chacune de ces grosses gouttes, en tombant sur l’eau, produit une sorte de micro-fluorescence ayant pour effet d’illuminer la surface du fleuve, de telle sorte que la lumière, ordinairement descendant du ciel pour éclairer la terre, semble à présent provenir de cette immense étendue d’eau et contraste étonnamment avec l’obscurité du firmament dont le nuage recouvre la quasi-totalité des astres. Il me semble assister à quelque chose d’irréel, de démoniaque, quelque chose comme seul ce continent peut en engendrer.
Durant un long moment, je demeure ainsi, observant silencieusement cette espèce de chaos de l’univers. De temps à autre, quelques éclairs zèbrent l’obscurité écrasante, illuminant durant de courts instants l’immensité de la création.
Peu à peu, les rafales se font de moins en moins violentes, de plus en plus espacées, la pluie a l’air de diminuer en intensité, et quelques lueurs blafardes apparaissent dans l’ombre de cette voûte nuageuse. J’ai l’impression que la tornade est passée à présent, le bateau n’est plus secoué que par de petites vagues dont l’effet n’est guère suffisant pour engendrer des mouvements gênants.
Alors je me penche vers l’intérieur et appelle Claudette qui remonte sur le pont et s’assoit face à moi. Je ne peux m’empêcher de lui avouer la frayeur m’ayant tétanisé l’esprit lors de l’arrivée de ce phénomène naturel, puis je m’interroge sur les conséquences d’un pareil coup de vent pour les bateaux en mer.
Devant le silence de ma femme, je réfléchis un instant puis ajoute que ce n’est en fait qu’un gros grain et que, lorsque nous traverserons l’Atlantique, il suffira de veiller attentivement tant les cargos que les nuages.
Claudette ne dit rien. L’obscurité de la nuit masque les traits de son visage, mais, à travers quelques reniflements significatifs, je m’aperçois qu’elle pleure doucement.
Alors je lui prends la main et tente de la rassurer.
– C’est fini maintenant, la tornade ne reviendra plus, lui dis-je, nous pouvons dormir tranquille.
– Ce n’est pas cela… murmure-t-elle comme si elle avait quelque chose de grave à m’annoncer.
Alors je m’approche plus près encore et l’interroge du regard.
– Je ne veux pas traverser… annonce-t-elle sèchement entre deux sanglots. Puis comme si cette petite phrase, plus aveux que caprice, l’avait aidée à se libérer, elle continue d’un ton plus doux, plus conciliant :
– J’ai peur… Je ne veux pas y aller…
Comprenant que cette révélation constitue pour moi non seulement une bien désagréable surprise mais également un véritable problème, elle se répand en un flot de longs sanglots.
Alors je tente de la rassurer en lui disant qu’une traversée n’est en fait qu’une navigation un peu plus longue que les autres, que ce sont des dizaines de milliers de voiliers qui ont à ce jour pointé leur étrave vers les Amériques, et que s’il y avait quoi que ce soit de réellement dangereux, cela se saurait et les candidats au départ ne seraient pas si nombreux.
– Non, je ne veux pas y aller… répète-t-elle, faisant fi de mes propos et comme s’il s’agissait d’une idée fixe tétanisant l’ensemble de ses pensées.
Alors, voyant que tout est inutile et que le vent s’est bien calmé, je lâche sa main, monte sur la plage arrière libérer les éoliennes et redescend me coucher. Peut-être la journée du lendemain nous aidera-t-elle à y voir plus clair.
Le sommeil ne veut pas venir. Je tourne et retourne dans ma couchette en ressassant mes pensées. Comment ai-je pu arriver à ce point du voyage, me retrouver face à l’océan avec une compagne refusant d’aller plus en avant ? Depuis quelque temps déjà cette idée de devoir traverser devait la tourmenter silencieusement. Mais elle n’avait jusqu’alors rien osé me dire, comprenant sans doute de trop à quel point ce pas de géant sur le bleu de l’Atlantique était important pour moi. Comment donc n’ai-je pu prévoir un pareil état de choses ?
Effectivement, depuis notre départ de France chacune de nos sorties en mer, que ce soit de quelques heures ou de quelques jours, représentait pour elle un bien pénible labeur, mais arrivés ici, à la pointe de l’Afrique, sentir l’alizé vous caresser doucement la peau, avoir son bateau prêt pour ce grand pas en avant, entendre déjà les airs de Samba résonner au fond de ses oreilles, et se dire qu’en fin de compte, c’est sur ce continent africain, et nulle part ailleurs, que le périple se poursuivra… Il me semble qu’il y ait là une impossibilité à laquelle mon esprit ne peut se résigner.
Bien sûr, ce voyage est le fruit de mes seules aspirations. Bien sûr, moi seul l’ai rêvé depuis mon plus jeune âge, moi seul avait dans la tête ces fabuleuses images de voiles déployées, d’embruns et de poissons volants. Mais depuis deux ans que dure ce périple, j’avais espéré qu’elle s’habituerait et trouverait elle aussi du bonheur à voyager de la sorte.
Je réalise à présent que, durant ces deux années, ma femme n’a fait que me suivre. Ce plaisir que je prenais parfois, cette satisfaction personnelle éprouvée au plus profond de moi-même lorsque le bateau taillait gaillardement sa route, ne représentait pour elle qu’un bien pénible fardeau. Et ce que je ressentais comme étant de la joie, du bonheur de vivre, était vécue dans son propre intérieur comme une douloureuse épreuve qu’il lui fallait à tout prix surmonter.
Comment donc ai-je pu m’imaginer qu’elle finirait par apprécier cette vie au point de me suivre jusqu’au beau milieu de l’océan ? Comment donc ai-je pu croire que cette jeune femme, qui est à présent mon épouse, après l’avoir extirpée de sa campagne natale, se laisserait-elle ainsi mener jusqu’au bout du monde uniquement pour le simple fait qu’elle est ma femme et que je suis son mari ?
L’océan a fait tomber le masque.
J’ai beau creuser mes pensées, aucune solution n’apparaît dans mon esprit. Renoncer à cette traversée, faire une impasse sur cette fabuleuse expérience, je ne peux même pas l’imaginer. Et me séparer de mon épouse, il en est encore moins question. Alors quoi ?
Claudette est restée sur le pont, une habitude lui étant peu habituelle et révélant la gravité de la situation. Je l’entends de temps à autre rentrer ses larmes. Cette perspective de quelques semaines de navigation serait-elle devenue pour elle un véritable cauchemar ?
Le gros nuage s’est complètement dissipé, et le ciel m’apparaît à nouveau par le hublot de la couchette, un ciel constellé d’étoiles scintillantes.