La vallée d’Hanamenu s’impose à nous. Il n’y a rien qu’une plage et des cocotiers, signale le livre que nous avions photographié, aucune route pour faire retour vers Atuona si le besoin se faisait sentir. À peine un chemin praticable à cheval, et, bien sûr, personne pour nous aider le cas échéant. Mais nous ne pouvons faire autrement que de nous y arrêter. D’ailleurs, nous y sommes presque. Il suffit de virer à tribord et de nous enfoncer dans une des failles pratiquées entre cette monstrueuse falaise pour être à l’abri et tenter une réparation.
Le mouillage apparaît au fond d’une sorte de défilé. C’est effectivement une plage avec des cocotiers qui se dessine au beau milieu de toute la froideur que peuvent offrir deux escarpements rocheux aussi abrupts que gigantesques. Quelques habitations apparaissent et viennent contredire l’idée que cet endroit est désert de toute vie humaine. La profondeur n’est pas bien importante ; nous posons l’ancre par cinq mètres de fond.
La plage forme une sorte d’arc de cercle reliant les deux falaises entre elles. Le sable n’est pas noir comme il serait logique étant issu de roches volcaniques, mais plutôt grisâtre, un peu comme s’il avait été mélangé à celui que l’on rencontre dans les atolls coralliens. Derrière un rideau de cocotiers très hauts, on aperçoit le fond de la vallée, deux collines rocailleuses aux roches désertes et escarpées.
L’eau est calme. C’est à peine si le bateau remue. Il y a une réparation à effectuer, mais ce décor nous intrigue plus que la réparation ne nous presse. Qu’y a-t-il réellement derrière les cocotiers ? Quelques instants plus tard, l’annexe est mise à l’eau.
Le débarquement n’est pas aisé. Il nous faut jongler avec les vagues dont les rouleaux déferlent sur la plage. Ce ne sont que de petits rouleaux, mais je commets l’erreur de leur présenter l’arrière de l’annexe au lieu d’arriver à reculons, la proue face à la vague. Victor a juste le temps de sauter qu’un rouleau un peu plus gros que les autres vient remplir notre pauvre embarcation. Quelques instants plus tard, l’annexe est vidée, puis halée au sec à une hauteur où l’eau ne montera pas.
Nous pénétrons alors dans ce qui apparaît comme étant un petit village, une dizaine d’habitations, plus carbet que maison pour certaines. Les portes grandes ouvertes laissent entrevoir un intérieur non pas indigent, mais où la simplicité semble avoir été le maître mot. Du reste, en un pareil endroit, il eut été assez surprenant de trouver des demeures garnies de ces riches mobiliers comme on en peut trouver ne serait-ce qu’à Atuona. Des tables avec des bancs, du linge séchant entre deux arbres, un peu de vaisselle, mais personne nulle part. Tout semble désert.
Partout des arbres à fleurs ont été soigneusement entretenus. Ce sont des Hibiscus, des bougainvilliers, ou encore des pervenches qui non seulement répandent une odeur ineffable, mais confèrent à l’ensemble un caractère enchanteur. Un bruit d’eau courante se fait entendre sur la droite. Nous traversons une sorte de jardin parcouru par des allées tracées en forme de méandres, et arrivons à un bassin dont la beauté surpasse tout ce que l’on aurait pu imaginer qu’il fût possible à la nature de créer sans pour cela qu’elle y soit aidée par l’intelligence humaine. Une source jaillit de la montagne en un ruissellement roulant sur la roche et venant se répandre dans ce bassin formé par l’érosion due à l’écoulement continuel de l’eau, une eau claire, vivifiante, dans laquelle on a plaisir à se tremper jusqu’au mollet. On devine qu’il s’agit ici d’un lieu de vie pour les habitants de ce bien étrange endroit. La disposition de certaines roches laisse supposer qu’on y lave du linge. Un peu plus loin, la profondeur est telle que l’on peut s’y baigner presque comme on le ferait dans une petite piscine. Seul le bruit de l’eau sur la roche, le vent dans les cocotiers et les vagues au loin sur la plage viennent troubler le calme profond dans lequel nous progressons depuis notre arrivée.
Comment un tel lieu a-t-il pu avoir été oublié de ceux qui rédigent ce qui devra servir de guide aux gens comme nous ? Mais peut-être ont-ils tout simplement été touchés comme nous le sommes nous-mêmes par la splendeur du site au point de se dire qu’il fallait sans doute mieux passer son existence sous silence sous peine, peut-être, de le voir dénaturer par quelque invasion touristique. Toujours est-il qu’après un long moment passé en contemplation devant ce qui nous apparaît comme étant un chef-d’œuvre de la nature, nous poursuivons notre balade et arrivons à ce qui semble la limite du village.
Il n’y a plus de maisons habitées, mais une sorte de rue matérialisée sur le sol par deux lignes de rochers enterrés qui se poursuivent à travers la végétation. Des monticules de pierre très caractéristiques apparaissent. C’est un site historique qui se trouve là. Les anciens habitants de l’île y avaient bâti ce qui ressemble fort à une petite ville, à en croire le nombre de rectangles représentant sans nul doute les fondations de ce qui étaient leur habitation. Une nouvelle impression nous envahit l’esprit au moment où nous découvrons ce qui représente les vestiges d’une civilisation deux fois millénaire. Durant des centaines d’années, des gens ont vécu ici. L’endroit étant inaccessible, ou presque, par la terre, rien n’a pu être véritablement dérangé, et ces pierres que nous apercevons sont celles que ces gens ont posées eux-mêmes à cet endroit pour y construire leur cité. Cette source près de laquelle nous nous sommes arrêtés les a fait vivre durant des siècles, jusqu’à ce que nous arrivions, nous, les Occidentaux, avec nos préjugés, nos curés, et surtout nos germes, et que nous les détruisions, non seulement physiquement, de par les maladies que nous leur avons transmises, mais également dans leur propre identité.
Tout en me faisant ces réflexions, je considère les restes de ce qui semble être l’estrade d’une sorte de théâtre, puis un entassement de pierres ressemblant aux deux tombes des rois que nous avions vues à la sortie d’Atuona. De gros manguiers ont poussé. Leurs fruits orange s’amoncellent par grappes sur certaines branches. Nous suivons la voie tracée sur le sol et arrivons à un torrent. C’est encore une fois un magnifique cliché qui nous apparaît, un torrent descendant de je ne sais où et traversant la forêt. Son eau claire, chahutée par les rochers, émet un délicieux chuintement qui se mêle au bruissement du vent dans les feuillages. De l’autre côté, un troupeau de chevaux sauvages est rassemblé dans une sorte de clairière sous un gros manguier dont les fruits répandus sur le sol forment comme un tapis jaune et semblent constituer une alimentation très prisée pour ces magnifiques mammifères. Le torrent, les chevaux, la forêt, les vestiges d’une cité millénaire. Quel est donc cet endroit dans lequel nous nous sommes bien involontairement arrêtés ?
Nous ne pouvons malheureusement poursuivre notre visite. Le site est aussi superbe qu’énigmatique, mais nous nous sommes déjà bien éloignés de la baie, nous devons revenir au bateau pour y réparer la bôme, à la suite de quoi nous pourrons chercher à comprendre où nous sommes réellement tombés, et nous y promener comme nous le souhaitons. Nous faisons retour au village.
Un homme apparaît dans l’alignement de cette voie tracée par les deux rangées de pierres, un homme de haute stature, vêtu d’un simple short et dont le torse, les bras et les jambes sont ornés de ces tatouages particuliers comme en ont bien souvent les gens de ces îles. C’est véritablement une force de la nature qui vient à notre rencontre, un de ces êtres comme il semble que l’on ne puisse en rencontrer que dans les forêts ou les montagnes, et ayant proportionné son organisme aux nécessités qu’imposent cette confrontation permanente avec un univers où seuls les plus forts peuvent survivre.
Il arrive à notre hauteur. Son visage n’est ni souriant, ni empreint de cette gravité que l’on rencontre chez ceux que quelque chose inquiète. Je me présente directement à lui en indiquant que nous venons d’arriver en bateau et sommes intrigués de trouver un site aussi magnifique dans un endroit où rien ne permettait de soupçonner quoi que ce soit. L’homme affiche alors un grand sourire. Il aime beaucoup les gens de bateau, dit-il, mais lorsqu’ils viennent poser l’ancre dans la baie, ce n’est bien souvent que pour passer la nuit et repartir le lendemain matin sans même avoir mis les pieds à terre. Et c’est vraiment dommage, car il sait recevoir, continue-t-il avec dans la voix cette intonation mettant en relief son origine marquisienne et parachevant la pittoresque image que sa peau tatouée offre à nos regards étonnés. Puis il nous demande combien de temps allons-nous rester. Demain matin, il ira à la chasse, et le soir il nous invitera à manger. Il y aura de la chèvre et des bananes, dit-il. Nous acquiesçons joyeusement, puis reprenons le chemin de la baie. Il nous accompagne.
Sa maison est la première, juste devant la plage. Ils ne sont que trois à habiter le village, les deux autres sont des femmes, une très vieille dans la dernière maison, et une autre un peu plus jeune, juste en face de là où il habite. Mais le week-end, et pendant les vacances, d’autres gens arrivent, les familles de ces femmes, avec leurs enfants. Le village est alors très joyeux.
Le soleil touche à la crête de la falaise. Si le site est magnifique, il semble que, du fait de son encaissement entre deux aussi imposantes murailles, les journées d’ensoleillement y soient quelque peu raccourcies. L’ombre arrive beaucoup plus tôt que nulle part ailleurs. L’homme nous accompagne jusqu’à la plage. L’embarquement est facile lorsque l’on connaît, dit-il. Il faut juste pousser la barque sur quelques mètres pour se mettre hors d’atteinte des vagues, ce qui est très aisé car le fond est sablonneux et forme une sorte de plateau peu profond. On peut ainsi charger l’annexe et embarquer en ne se mouillant que jusqu’à la ceinture. Les vagues ne posent aucun problème, même lorsque le temps n’est pas très bon, ce qui arrive parfois, surtout à la mauvaise saison…
Effectivement, les shorts sont mouillés, mais nous nous retrouvons tous les trois à bord sans qu’aucune vague n’ait pu nous causer la moindre difficulté.