Le retour – Cap Utopia

Quelques mois plus tard, nous sommes au beau milieu de l’Atlantique, pour la traversée retour.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, on ne s’ennuie pas sur un bateau. Les repas finis, reste la lecture, ou la sieste. La lecture pour l’homme de quart, la sieste pour l’autre. Est-ce le mouvement régulier de la houle, le bruit continu de l’eau sur la coque, ou le manque de sommeil dû à ce découpage du temps ? Toujours est-il qu’il n’est nul besoin de faire effort pour sombrer dans les bras de Morphée lorsque, calé dans sa couchette, les paupières se ferment sans même que l’on puisse véritablement s’en rendre compte … Pourrait-on vivre sur la terre ferme, dans un espace aussi restreint, sans éprouver rapidement un état de lassitude insupportable? Ô magie de la navigation !
Chaque midi, je calcule notre position à la méridienne. Même si cette opération ne s’avère pas vraiment indispensable, la route étant on ne peut plus évidente, et sans difficulté, c’est avec une certaine délectation que je sors le sextant de sa boîte de rangement.
Faire son point à la méridienne, c’est-à-dire lorsque le soleil est au zénith, est d’une simplicité enfantine quand le ciel n’est pas trop encombré et la mer peu agitée. Le descendre sur l’horizon, et attendre, attendre ce moment charnière où l’astre solaire cessera sa progression, semblera s’immobiliser un instant, puis entamera un mouvement descendant, ce sont là de réels instants de bonheur. Pouvoir assister de manière aussi directe à ce spectacle que constitue le passage de la matinée dans l’après-midi. L’aube est à égale distance du crépuscule… Vous rendez-vous compte de l’importance d’une pareille impression? Croyez-moi, ce sont véritablement ces tout petits riens qui font le charme même d’une traversée.
L’angle ayant été relevé, il ne reste qu’à ouvrir les éphémérides et faire une simple opération pour connaître la position exacte sur cette immensité. Rien à voir avec le calcul d’une droite de hauteur qui, même si la simplicité reste évidente lorsque l’on est tant soit peu rodé, nécessite malgré tout l’utilisation de tables de navigation, et quelques calculs à effectuer. La position est ensuite matérialisée sur la carte par une petite croix au crayon de bois.
Le repas a bien sûr été préparé. C’est à ce moment que l’on passe à table.
Le bateau, calé sur un bord, semble suivre une sorte de rail imaginaire. Le vent est idéal, ni trop fort, ni trop faible, et de surcroît dans la bonne direction, c’est-à-dire arrivant au trois quarts arrière, ce qui ne gâte rien à l’affaire. Nous sommes non loin des îles Bermudes, un petit archipel où il m’eût été vraiment agréable d’arrêter. Aurais-je en effet un jour l’occasion de repasser par là ?
Mais la triste réalité d’une caisse de bord qui n’en ait plus une, et d’un compte où il faudra négocier avec le banquier dès l’arrivée sur la terre ferme, rend toute escale non pas impossible, mais quelque peu malaisée. Lorsque l’on veut s’arrêter dans ce genre d’endroit, il y a toujours quelque chose à payer. C’est donc avec une certaine mélancolie que j’évacue cette idée de mon esprit.
Nous passons la latitude 30. La nuit est claire, comme elle l’est chaque fois que la lune culmine dans un firmament étoilé. Ce n’est pas encore la pleine lune, mais il n’est nul besoin d’attendre la pleine lune pour que l’astre remplisse sa fonction de réverbère de l’immensité. Tout me semble visible sur la mer, même l’horizon. Un horizon un peu flou, mais qui permettrait presque un relevé d’étoiles, chose généralement peu aisée la nuit, mis à part le soir, ou au petit matin.
Au loin, quelques grains sévissent. Ce paysage est un paysage très commun lorsque l’on se trouve sous ces latitudes au beau milieu d’un océan, mais il est peu probable que je puisse un beau jour m’en lasser.
Une étonnante vision apparaît tout à coup, une vision incroyable que jamais je n’aurais pu imaginer : une coupole énorme, comme posée sur la surface de l’eau, là, devant le bateau, à la hauteur de l’un de ces amas de nuages qui forment ce que l’on appelle un grain. La chose est absolument irréelle. Une coupole parfaite, un gigantesque demi-cercle dont le jambage prend appui sur l’obscurité de la mer. Durant un court instant, je demeure complètement interdit devant cette incroyable apparition. Je réalise qu’il ne s’agit nullement d’un quelconque ovni ou de quoi que ce soit de surnaturel, mais tout simplement d’un arc-en-ciel de lune. Les rayons de cette lune si utile aux noctambules se projettent sur la pluie du grain et forme ce prodigieux phénomène. Jamais je n’avais entendu parler d’arc-en-ciel de lune …
L’observation n’est que de courte durée. La vitesse du bateau, celle du grain, ont vite pour effet d’éclipser ce qui constitue l’une des plus belles observations de ce périple de cinq années.
Nous sommes sur une route à cargos, et il est nécessaire d’exercer une surveillance continuelle. Le temps est ainsi partagé de trois heures en trois heures, jour comme nuit. Ce sont paradoxalement les quarts de nuit qui me sont les plus agréables. Quelle en est la raison ?
On se sent d’ordinaire tout petit lorsque l’on est seul sur une coque de noix au beau milieu de l’océan. Mais quand, à la tombée de la nuit, l’univers tout entier nous apparaît à travers ce gigantesque plafond étoilé, alors ce n’est plus de la petitesse que l’on ressent, mais un sentiment de plénitude qui nous envahit l’esprit et nous plonge dans une sorte de contemplation pensive d’où il est parfois assez difficile de sortir.
Le casque audio sur les oreilles, je pourrais ainsi passer des heures, absorbé dans ce que je ressens presque comme étant une extase mentale. La musique, la mer, le vent, et l’univers … Quel mystère que tout cela !
Après ces cinq années de voyage, avoir l’expérience des peuples, c’est-à-dire bien souvent celle du malheur des gens, et être là, sur ce qui constitue une simple étoile, un point scintillant, grain de sable à l’échelle cosmique, face à l’immensité … Quelle est donc la vérité ? Y a-t-il au moins une vérité ? L’univers, si extraordinaire puisse-t-il paraître depuis le pont d’un bateau, peut-il réellement se limiter à la misère sociale, l’exploitation de l’homme par l’homme, telle qu’on a bien souvent pu la découvrir à mesure des escales? Si peu de bonheur pour tant de magnificence ? Quel est donc ce mystère ? Pourquoi tout cela ?