Lors de la longue halte en Inde avec mon fils Victor, j’avais fait la rencontre de Nivedita, une Indienne ashramite, c’est-à-dire une personne ayant choisi de consacrer sa vie non à une religion, mais tout simplement à la spiritualité. La spiritualité, c’est le chemin le plus court pour aller directement vers ce qui est peut-être un être suprême, sans qu’aucun intermédiaire ne vienne polluer la pureté des sentiments, me disait-elle. Il n’y a aucun rite pour y arriver, aucune prière, aucun gourou, juste un rythme de vie non pas imposé, mais qui ne pourrait être différent lorsque la seule chose à laquelle on aspire est la purification de sa conscience. Ce sont presque des paroles que je bois lorsqu’elle me raconte ce qui est comme l’explication de la route à accomplir pour créer les conditions les plus optimales du développement de ce que l’on a d’immortel en chacun de nous.
Nous passons donc de longs moments ensemble, parfois nous promenant dans un jardin public, parfois déjeunant dans un de ces étonnants petits restaurants où seules deux ou trois tables arrivent à tenir, mais qui servent des mets de grande qualité à des prix comme on ne peut vraiment en trouver que dans ce pays… Puis finalement nous nous sommes perdus de vue, comme cela arrive souvent lorsque l’on navigue dans des univers trop différents.
Quelque temps plus tard, un drame absolument affreux bouleversa la population de cette ville de plus d’un million d’habitants. Une famille complète, le père, la mère, et les cinq sœurs, se sont jetés dans le golfe du Bengale pour mettre fin à leurs jours. Ce drame fut suivi de plusieurs journées d’émeutes dans les rues du vieux Pondichéry. Les forces de l’ordre durent interdire la circulation aux abords de l’ashram durant un long moment.
Intrigué, j’essaie de contacter Nivedita pour lui demander ce qui s’était réellement passé. Mais ne recevant aucune réponse aux SMS ou aux mails que je lui envoyais, je m’en vais donc la voir. J’apprends alors qu’elle faisait partie de cette famille qui s’est jetée dans les eaux du golfe du Bengale. Heureusement, c’était l’heure du flot et les cinq corps ont été rejetés sur la plage peu de temps après, inconscients. Sa mère et deux de ses sœurs n’ont pas survécu. Nivedita faisait partie des survivants.
Je m’en vais la trouver à sa sortie de l’hôpital deux mois plus tard. Elle me raconte alors l’enfer qu’elle m’avait caché lorsque nous nous parlions tranquillement, un enfer qu’elle avait vécu, et que vivaient encore certaines filles, sa propre sœur harcelée puis battue avec une barre de fer dans l’indifférence totale des cinq dirigeants…
Bien avant cela, des journalistes chevronnés de CNN India avaient fait une enquête pour dénoncer ce qui se passait réellement dans cet endroit, car les bruits couraient dans toute la ville. L’ancien avocat de l’ashram leur avait donné des renseignements. On l’avait retrouvé mort peu de temps après, me dit-elle.
Le reportage de CNN devait être diffusé à une heure de grande écoute. Cela aurait obligé les autorités à prendre des dispositions pour réorganiser l’ashram. Mais trois heures avant la diffusion, tout fut annulé sans qu’aucune explication ne soit donnée. On raconte que des sommes importantes furent payées ! Eh oui, c’est aussi cela l’Inde… Personne n’a donc pu savoir ce qui se passait réellement à l’ashram Sri Aurobindo.
Heureusement, un technicien de la chaîne TV, sans doute dégoûté par ce qui venait de se passer, trouva bon faire incognito une copie de ce reportage et la remettre à l’une des sœurs. Mais que faire d’un malheureux CD lorsque l’on n’a pas d’ordinateur, même pas de téléphone portable ? Il resta durant plusieurs années dans le tiroir du seul meuble de sa minuscule chambre.
Elle me confie ce CD que je visionne sur mon ordinateur. Tout y était en effet décrit dans les moindres détails, depuis le harcèlement des femmes jusqu’aux malversations financières, des témoignages d’hommes, de femmes, et même de policiers… Tous incriminent cette institution créée par Sri Aurobindo lui-même et gérée par cinq personnes désignées à vie. Les journalistes ont épluché des centaines de documents compromettants. Vraiment la somme a dû être énorme pour que CNN puisse accepter de laisser tout cela au fond d’un tiroir. Et c’est maintenant moi qui ai ces preuves accablantes entre les mains…
Je réfléchis à une solution qui permettrait à une autre chaîne de le diffuser. Mais ce serait peine perdue. L’ashram est trop puissant. Ce qui a marché avec CNN marcherait avec n’importe quelle autre chaîne. D’ailleurs, comme le souligne un policier dans ce reportage, l’ashram a beaucoup d’influence ; aucun des partis politiques de l’Inde, même ceux les plus puissants, que ce soit le BJP ou le CONGRE, n’oserait s’y attaquer. On ne peut vraiment rien contre eux dans cette société indienne.
Après quelques jours de réflexion, je prends la décision de mettre la vidéo sur Youtube. Durant plusieurs jours, les deux sœurs se rendent à notre appartement pour traduire tout ce qui est dit et faire des sous-titrages. Une première version est mise en ligne en anglais, suivie d’une autre avec les sous-titrages français. Mais comment faire pour que les gens d’ici s’y intéressent ?
Tout le monde possède une télévision en Inde. Si ce reportage avait été diffusé comme cela était prévu à une heure de grande écoute, cela aurait été terminé pour ces odieux problèmes. Malheureusement, les Indiens vont très peu sur Internet. Très peu possèdent un ordinateur personnel, seulement les plus riches, et la mise en ligne fait chou blanc. À peine une vingtaine de vues par jour, rien qui puisse inquiéter les cinq responsables…
Il reste cependant une solution. Les Indiens lisent beaucoup lorsqu’ils en ont la possibilité, surtout les Tamouls… Ne me serait-il pas possible d’écrire tout cela dans les moindres détails, de faire traduire en Tamoul, en hindi et en anglais, puis d’imprimer sur des petits fascicules qui seraient distribués, ou vendus à prix coûtant aux habitants de la ville ? Pourrais-je, de cette manière, faire évoluer la situation et rendre à ces femmes l’honneur que l’ashram leur a volé après les avoir lamentablement salies ? Je ne sais pas, mais il s’agit pour moi de l’unique solution.
Tout est maintenant écrit. Il ne reste qu’à trouver le financement pour faire traduire et imprimer.
Comme je le disais à la fin du dernier livre, un financement participatif devait être lancé pour la traduction du texte en Tamoul, en hindi et en anglais, ainsi que pour l’impression de petits livres en Inde. Mais je reçois de Nivedita et Hemlata des nouvelles plutôt rassurantes. Elles me demandent d’attendre car il y a du nouveau qui va dans le sens de leurs intérêts.
Nous sommes donc pour l’instant dans l’attente, prêts à la réaction.