Nous posons l’ancre devant un village Yanomami et y demeurons durant un long moment.
Nous voilà a nouveau plongés dans une obscurité pesante. Non loin de l’entrée, une sorte de chaudron est posé sur les braises rougeoyantes d’un feu de bois. Il est difficile d’en distinguer le contenu, mais l’odeur caractéristique de bananes bouillies nous arrive aux narines. Un peu plus loin, ils sont une dizaine à être rassemblés autour d’un second foyer, les uns accroupis ou assis à même le sol, les autres debout, tenant droit devant eux, et d’une manière presque solennelle, arc et flèches. Il en est un qui pousse des cris, de petits cris aigus ressemblant plus aux aboiements d’un chien qu’au rugissement du jaguar cette fois-ci.
Les deux femmes sont agenouillées à même le sol. La faible réverbération des flammes sur leur peau nue ajoute aux formes harmonieuses de leur corps ainsi prostré un je ne sais quoi de tragique amplifiant encore cette impression macabre que l’on a en pénétrant l’habitation.
Au milieu du groupe, non loin du feu de bois, l’un des quatre Indiens que l’on a vu entrer en gesticulant se trouve assis près d’une sorte de récipient en bois massif qu’il maintient des deux mains. Un autre, le premier, écrase consciencieusement quelque chose à l’intérieur. Il frappe des petits coups à l’aide du pilon qu’il fait ensuite tourner sur lui-même. Nous nous approchons de cette singulière assemblée. Une troisième femme vient enlever le chaudron du feu. Elle remue un peu le contenu avec un long morceau de bois, puis pose le tout dans un renfoncement du carbet.
L’homme au pilon ne discontinue pas. L’autre, par intervalles réguliers, récupère la poudre obtenue et la verse à l’aide d’une grande feuille de bananier dans l’orifice étroit d’une grosse calebasse, tout en poussant de petits cris pareils aux jappements plaintifs d’un jeune chien.
Tous ces gestes, tous ces mouvements, s’effectuent avec une sorte de solennité tranquille, mais les lueurs blafardes du foyer, remué de temps à autre par Juan, ajoute à cette scène un je ne sais quoi d’irréel qui nous glace jusqu’au plus profond de nos entrailles.
Cette sensation s’amplifie à mesure que nos yeux s’habituent à cette obscurité caverneuse. Les détails nous apparaissent de plus en plus clairs, de plus en plus distincts. On commence à entrevoir les peintures sur le corps des hommes, les plumes de aras qui ornent leur bras, et puis le panier à moitié vide des ossements du défunt, tout près du broyeur. Voilà donc ce que cet homme s’évertue a réduire en poussière avec tant de précision, les restes calcinés de ce pauvre enfant mort durant la nuit.
Ce à quoi nous assistons nous semble projeté d’un monde différent. Nous sommes comme engloutis dans une autre dimension. C’est une effarante vision qui s’offre à présent à nous. Il nous semble vivre, non pas un cauchemar, mais l’un de ces rêves qu’il nous arrive de faire de temps à autre sans que l’on sache pourquoi et qui n’ont absolument rien à voir avec la réalité telle qu’on la connaît.
Nous attendons, debout, comme figés par cette vision hallucinante que jamais nous n’aurions pu imaginer, contemplant ce spectacle atroce à nos yeux, ne parlant pas, n’osant presque respirer. Nimotawé récupère une nouvelle fois cette poussière mortuaire, qui nous apparaît à présent grisâtre dans cette pâle réverbération du feu de bois, et la vide avec une extrême précaution dans la calebasse en enroulant la feuille de bananier de manière à lui donner la forme d’un entonnoir.
Pendant ce temps Matakoïma, tout en maintenant le pilon de la main gauche, plonge sa droite dans le panier et en sort des bouts d’os plats mais allongés et formant comme un arc de cercle; ce sont quelques unes des côtes de l’enfant.
Il les place précautionneusement au centre du plat de bois, lève le pilon et le fait retomber avec force sur les fragments humains. De légers craquements se font entendre. Il tourne ensuite le pilon sur lui-même en se soulevant de manière à faire porter tout son poids, puis il recommence à frapper. Ce sont des coups sourds qui nous arrivent aux oreilles.
Quelques instants plus tard, Nimotawé étale une nouvelle feuille de bananier sur le sol. Matakoïma interrompt son tragique labeur, confie le pilon à l’un des autre assis à ses côtés, saisit le gros plat de bois et le renverse sur les feuilles ainsi disposées. La poudre s’étale en une sorte de petit monticule blanchâtre.
Nimotawé recommence la délicate opération de remplissage. Les deux femmes sont toujours en pleurs, les larmes perlent sans discontinuer sur leur joues livides. Nous restons ainsi durant un long moment, contemplant cet édifiant spectacle qui finit par nous paraître interminable. Tous les ossements y passent un par un, du plus petit au plus gros, du plus solide au plus friable, du plus blanc au plus carbonisé.
Il ne reste plus au fond du panier que des débris, des osselets et de la poussière. Nimotawé en prend une poignée à pleine main, la pilonne un peu, puis la vide sur les feuilles étalées près de lui. Pour finir il renverse directement le panier au-dessus du plat en le secouant de manière à ne rien laisser au fond.
Durant ce temps les autres Indiens n’ont pratiquement pas bougé; ils étaient là plus témoins que spectateurs. Ces débris, cette poussière blanchâtre, c’est un parent, un être cher. Son esprit s’en est allé rejoindre ceux de leurs ancêtres.
La calebasse est presque remplie. La face ridée d’une veille femme apparaît non loin de nous. Elle tient un énorme récipient fabriqué à partir d’une autre calebasse, très grosse elle aussi. Elle s’approche du chaudron, le saisit et vide une partie de son contenu dans ce plat improvisé posé sur le sol. Il s’agit d’une sorte de soupe dont la couleur pourrait se situer entre le vert clair et le jaune. Elle repose le chaudron à moitié vide, prend le récipient ainsi rempli et l’amène au milieu du groupe. Les hommes s’écartent pour la laisser passer. Elle le dépose près de Matakoïma.
Les pleurs des femmes semblent redoubler d’intensité. Ils sont de nouveau entrecoupés de douloureux gémissements, puis de cris aigus frisant l’hystérie. Matakoïma saisit la calebasse de cendres des deux mains avec une sorte de solennité religieuse, à la limite de l’exaltation.
Cette scène est d’un poignant extraordinaire. On sent comme si une irradiation sortait de cette calebasse et venait nous remuer les tripes. Les autres Indiens n’ont pas bougé de place, mais il en est qui se tordent sur eux-mêmes, comme si d’affreux démons venaient les tourmenter à l’intérieur même de leurs entrailles.
Matakoïma s’approche du récipient empli de l’espèce de soupe jaunâtre et y renverse la calebasse. La poussière d’ossements s’écoule par l’orifice de cette grosse boule marron en un petit filet grisâtre. Il verse ainsi une bonne moitié de son contenu, puis la repose. Il prend ensuite un morceau de bois que lui tend Nimotawé et remue doucement ce singulier mélange.
Il pose le morceau de bois, plonge sa main dans le récipient et la ressort avec un peu de liquide dans le creux de sa paume. Il porte cette main à sa bouche en prenant soin de ne rien renverser du contenu et se met à boire lentement, très lentement. Il la replonge une nouvelle fois dans le breuvage mortuaire et renouvelle son funèbre scénario. Nimotawé s’approche à son tour. Il tient une coupe en bois, également fabriquée à partir d’une petite calebasse coupée en deux, qu’il remplit lui aussi de ce mélange de cendres et de soupe. Puis il boit, avidement cette fois-ci.
Il me semblait, avec cette vision du pilonnage des restes de l’enfant mort, avoir atteint une sorte de paroxysme dans ce qui pouvait dépasser la réalité des choses telle que je la concevais jusqu’alors. Je m’aperçois à présent qu’il ne s’agissait que d’un seuil. Mais mon esprit est encore trop agité par ces tumultes successifs qui viennent de le remuer ces dernières heures. C’est un peu comme si quelques tourmentes étaient venues secouer coup sur coup les linéaments encore bien ancrés de ma culture occidentale. Il y a comme des vagues qui se sont levées sous ce vent de tempête, et il m’est encore impossible de trouver la force de réflexion nécessaire pour analyser sereinement ce qui se passe devant moi. Je suis là, debout, comme figé, tel un automate auquel on n’aurait pas remonté le ressort.