Le fleuve de sable – De l’Orénoque à l’Amazone (Première partie)

La descente du Rio Negro est extrêmement pénible, nous devons franchir des rapides, sur plusieurs centaines de kilomètres, puis le fleuve se transforme en un véritable labyrinthe de bancs de sables.

Les chiens sont comme en furie. L’homme les retient en hurlant quelques violentes paroles.
C’est un homme sans âge, déguenillé, mais se tenant droit, la tête haute. La dignité sous un manteau de misère; il n’est rien de plus pathétique. Les rides de son visage et le blanc de ses cheveux ne semblent point être le résultat de l’usure du temps ; on devine autre chose derrière ce masque de vieillesse et de malheur. Il me regarde, le visage immobile, les lèvres rectilignes, mais ses yeux semblent sourire. Du reste il n’y a rien de belliqueux dans son comportement.
Il ne dit rien et attend, sans bouger. Je le salue, lui explique avec force gestes ce que nous faisons à cet endroit et lui demande de m’expliquer le chemin, par où passer, où se trouve le chenal… Il me regarde, mais ne répond pas. Il semble absorbé par une avalanche de pensées mystérieuses. Alors je recommence mes explications en essayant d’être le plus clair possible. Ses deux chiens reniflent l’odeur de Michka imprégnée dans mes habits. L’homme lève alors le bras et le tend dans du fleuve.
« – Tout droit…, dit-il, c’est très facile ».
Je déplie la photo satellite et la lui montre. Il Ia prend, la tourne dans un sens, réfléchit deux minutes, puis la retourne dans l’autre, indique avec le doigt notre position exacte à travers toutes ce taches représentant des îles, mais il n’a pas l’air de comprendre ce que je lui veux. Très certainement n’a-t-il jamais vu de carte… Qu’est-ce donc que ce dessin étrange que je lui tends là ? Il me rend le papier nouveau le bras dans le sens du fleuve.
« – C’est par là », dit-il sûr de lui.
Je demande s’il a vu un autre bateau aujourd’hui. Il me répond par l’affirmative en me montrant la position du soleil lorsqu’il était au zénith, de cette manière commune aux Indiens lorsqu’ils désirent indiquer une certaine heure. Je ne suis pas très avancé, mais je sais malgré tout que nous sommes sur la bonne voie, celle que fréquentent les embarcations lorsque le niveau de l’eau est bas.
Je demande alors à l’homme s’il veut fumer quelques cigarettes. Son visage s’éclaire d’un grand sourire faisant presque disparaître cette impression de misère que l’on a inéluctablement en le voyant. Je sors un paquet de ma musette et le lui tends. Il le prend sans même remercier, mais la chaleur de ses traits fait plaisir à voir. Il ouvre le paquet, en extirpe une, la place entre ses deux lèvres décharnées, puis s’approche du feu et l’allume sur un tison rougeoyant. Il en tire une grande bouffée et la recrache lentement.
Je m’en retourne au voilier.