Le fleuve de sable – De l’Orénoque à l’Amazone (Seconde partie)

Nous arrivons une nouvelle fois à une sorte d’intersection d’îles, cela forme comme une gigantesque étoile avec pour centre une immense étendue d’eau pareille à un grand lac au milieu de la forêt. Ce n’est pas trois ou quatre solutions qui s’offrent à nous, mais dix ou quinze. Les canaux sont partout, des petits, des moyens, des grands, il en est un immense, sorte de voie principale où tout à l’air de se raccorder. Il me semble que la route soit claire à présent, il nous faut suivre cette espèce d’avenue. Je donne des gaz au moteur, le bateau accélère. Nous nous retrouvons rapidement au milieu de ce singulier boulevard.
Le soleil décline, sa lumière se fait de plus en plus en plus douce, les couleurs virent du jaune à l’orange, puis de l’orange a rouge. Le ciel paraît s’embraser peu à peu. Les nuages se colorent d’ocre, de pourpre, de vermeil, la nature se fait toute tendre. Une nuée de perroquets traverse ce gigantesque espace, un véritable nuage vivant, croissant comme le font tous les perroquets lorsqu’ils volent. Ce sont des dizaines et des dizaines de « papagaios » comme les nomment les brésiliens, de ces perroquets qui comptent parmi les meilleurs parleurs.
Encore une fois les fonds remontent. De six mètres cela passe à quatre, puis à deux, en l’espace de quelques encablures. Cette fois-ci c’en est trop, notre moral n’accepte plus, nous devons nous arrêter. Je vire à tribord. Nous nous rapprochons d’une île et posons l’ancre sur un fond de deux mètres cinquante.
Quelle tranquillité dans cette immensité ! Arriverons-nous à Manaos ? Je commence à me poser de sérieuses questions. Il y a des moments comme celui-ci, quand cela ne va pas comme il faudrait, où l’on prend réellement conscience de l’énormité du projet. Il nous reste plus de quatre cents miles à parcourir, soit une distance égale à la moitié de la France, quatre cents milles, plus de sept cents kilomètres durant lesquels il nous faudra découvrir notre chemin pas à pas à travers les bancs de sable. Pas de carte, aucune balise, sans marche arrière pour stopper ralentir lorsque les hauts-fonds nous surprennent…
Je commence à regretter les rochers, les écueils, les récifs immergés, même s’ils n’apparaissaient pas à la surface, les remous qu’ils créaient nous indiquaient leur présence, il fallait juste être vigilant. Maintenant cela nous paraît sournois, narquois, vil. L’eau est plate, sans ride, on pense que c’est bon, on met la gomme, on y va… Erreur, le banc est là, à droite, à gauche, devant… Il y a un canal, il existe, mais il faut connaître, le chercher. Le Rio Negro est large de quinze à vingt kilomètres, et les îles se comptent par centaines… Quatre cents miles…
La nuit est agitée, le sommeil ne veut pas venir. Je tourne et retourne sur moi-même en réfléchissant à cette espèce de piège dans lequel nous nous laissons enfermer peu à peu. Il est probable que le poisson pris dans la nasse ressente ce que je ressens en cet instant, comme un poids qui semble me peser sur les entrailles, presque une douleur qui me ronge le ventre de manière insupportable.
Oh, que ne donnerais-je pas pour être six mois plus vieux, sorti de cet impossible labyrinthe !
Je sors de la couchette et monte dans le cockpit. Sous ce manteau d’étoiles se réfléchissant sur la surface obscure de ce gigantesque fleuve, le paysage paraît s’être soudainement transformé. L’obscurité de la nuit a cet étrange pouvoir de transfigurer les choses, leur donner un aspect fantastique, en ajoutant aux formes visibles des reliefs semblant sortir tout droit d’une dimension inconnue. Les chimères se font alors réalités.
Il me semble à présent que ces îles, ces arbres, que l’on croyait entrevoir tout à l’heure lorsque le soleil éclairait encore cette partie de la terre, ne soient plus autre chose qu’une gigantesque muraille, crénelée de part et d’autre et dressée en ces lieux pour nous interdire le passage.
A de certains endroits j’aperçois presque distinctement comme des ombres frissonnantes postées au-dessus de ce rempart des ténèbres, probablement quelques génies de la nuit, quelques esprits malins que notre présence effaroucherait.
Pas un bruit, pas un cri, pas un piaillement, pas même le frois­sement de quelques feuilles dans les arbres ou le ruissellement de l’eau sur la coque, ne vient troubler cette formidable vision.
Je m’assois sur l’hiloire tribord et contemple cette singulière méta­morphose de l’univers. Même les étoiles paraissent frissonner, vibrer fébrilement, comme s’il s’agissait là d’une nuée de spectres prête à se mettre en mouvement.
Ces regards dans l’obscurité, ces lueurs de l’infini, toutes frémis­santes de l’intense fantasmagorie des profondeurs ténébreuses de la nuit, semblent projeter comme une irradiation. Je me sens peu à peu transformé moi aussi; les idées qui m’arrivent ne sont plus noires; ce poids qui m’écrasait les entrailles a complètement disparu. Ce n’est plus avec les yeux du petit Champenois que j’entrevois cet incroyable endroit, ces centaines d’îles à travers lesquelles il nous faudra progresser mètre par mètre, mais avec le regard d’un véritable Ulysse tout auréolé d’une sorte de gloire conquise à mesure des difficultés surmontées. Il me semble maintenant vivre une extraordinaire Odyssée, comme si cette muraille, ces bancs de sable, n’étaient autre chose que l’ultime épreuve d’un parcours divin imposé par les Dieux.
Comment donc, nous, des Français moyens, sans richesse, sans titre, sans autre bien que ce petit bateau à voile, avons-nous pu venir nous perdre dans ces fabuleuses contrées ? Comment donc, nous, pour qui la mer n’était qu’un rêve, l’Amazonie qu’un mythe, avons-nous pu passer au travers de toutes ces difficultés et atterrir ici, dans cette immensité que personne jusqu’à présent n’avait encore osé parcourir?
Je me sens fort tout d’un coup, fort et puissant. La nature a cette particularité remarquable qu’elle n’écrase jamais tout à fait l’homme qu’elle enserre entre ses griffes. Même lors de ses colères les plus effroya­bles, dans ses traquenards les plus machiavéliques, elle lui laisse toujours une chance de s’en sortir.
Cette fantastique vision des mystères de la nuit m’a comme qui dirait gonflé d’une sorte de farouche ardeur; nous nous en sortirons, j’en suis sûr à présent, dussé-je pour cela ramer jusqu’à Manaos …