Nous réussissons cependant à atteindre l’Amazone.
Que l’on soit sur l’Orénoque, le Rio-Negro ou l’Amazone, au Venezuela, en Colombie ou au Brésil, les maisons de pauvres sont toutes pareilles ; dans cette catégorie sociale, on ne choisit pas son style. Les meubles, la vaisselle, les habits, rien ne diffère du nord au sud, quelques hamacs sont tendus aux principaux piliers du carbet, parfois une vieille table bancale trône au centre de l’habitation. Mais le plus souvent ce ne sont que deux ou trois planches disposées sur des billots de bois.
Rendons malgré tout justice à Dame Nature. Si la pauvreté des villes engendre inéluctablement le désœuvrement, puis la délinquance, il n’en va pas de même pour celle des campagnes qui aurait plutôt pour effet de faire les gens accueillants, aimables et généreux. C’est là un de ces étranges paradoxes qu’il nous fut donné de constater à bien des reprises tant en Afrique qu’en Amazonie.
Et puis, peut-on réellement parler de pauvreté chez ces gens qui ont pour eux la terre qu’ils désirent, le fleuve qui regorge de poissons et crevettes, et la forêt, cet inépuisable garde-manger. Il n’est pas un Caboclo qui ait plus faim qu’un autre, et, tout comme les Indiens, chacun possède sa pirogue, un toit pour s’abriter, un hamac pour dormir, et puis un arc pour chasser et pêcher, quand ce n’est pas un filet ou un fusil.
Nous pénétrons plus en avant dans l’habitation. Les volets sont fermés mais quelques rayons de soleil s’infiltrent entre les planches mal jointes d’une cloison délabrée. Une femme à moitié nue est allongée dans un hamac de coton tressé. Elle nous a vu arriver, ses deux grands yeux brillants semblent vouloir nous saluer, mais elle ne bouge pas, peut -être par peur de réveiller son enfant endormi contre son sein.
En dessous d’elle, posée à même le sol, une boîte de fer est emplie d’eau, une eau saumâtre qui arrive sans aucun doute des berges du fleuve. C’est là sa boisson, et peut-être aussi celle de son enfant, un petit être qui ne doit pas avoir plus de douze mois.
La jeune fille s’avance et ramasse une boîte de comprimés qu’elle nous tend.
« – Voilà ce qu’a donné le docteur, dit-elle, c’est pour calmer la diarrhée et les vomissements du petit, mais cela a empiré depuis, que faut-il faire à présent ? »
Le pauvre enfant semble vraiment dans un état critique, il respire faiblement, son ventre est gonflé et son visage comme convulsé.
La situation est bien embarrassante, on ne s’improvise pas médecin, surtout lorsqu’il s’agit d’un enfant à l’article de la mort. Claudette lit la notice de cette boîte de comprimés.
« – Le docteur lui a également fait une piqûre », ajoute la jeune fille.
Dans ces régions reculées d’Amérique du sud, les « gringos » représentent non seulement l’argent, la richesse, mais aussi le savoir. Il est évident qu’un « gringo » est aussi savant, sinon plus qu’un docteur de par ici !
La mère semble implorer. Les prunelles de ses yeux brillants nous regardent fixement avec cette triste lueur qui ne se rencontre que chez les désespérés. Je ne sais que faire. J’aimerais pouvoir parler, dire quelque chose de rassurant, mais de toute évidence son enfant est à l’agonie; il lui faudrait être évacué d’urgence vers un centre hospitalier ! un centre hospitalier … Et qui paierait? Certainement pas ces pauvres gens. L’aide médicale est gratuite lorsqu’il s’agit des soins de ce docteur qui passe toutes les trois semaines en pirogue, mais l’hospitalisation ? Et les cas de ce genre ne doivent pas être bien rares. Il s’agit très certainement d’une intoxication alimentaire, peut-être est-elle due à cette eau du fleuve qu’ils boivent ainsi, sans aucune préparation !
Je m’approche de la boîte de fer, la ramasse et interroge la jeune fille qui confirme mes doutes, c’est bien dans cette eau trouble que s’abreuvent la mère et son enfant.
Je hausse le ton:
« – Le docteur ne vous a donc pas dit qu’il fallait la bouillir avant de leur donner?
– Nous l’avons fait, répond la jeune fille ».
Elle ment bien sûr, de toute évidence cette eau vient d’être puisée près des berges terreuses. Je regarde à mon tour la boîte de comprimés et, après en avoir rapidement parcouru la notice, leur certifie qu’il s’agit d’un bon produit, que le docteur ne s’est pas trompé, mais que cela ne peut faire effet que si l’eau de boisson du malade a été préalablement bouillie.
L’enfant est toujours endormi. Que pourrais-je dire, que pourrais-je faire de plus pour eux ? Je regarde Claudette, elle a travaillé longtemps dans les hôpitaux, mais comme aide-soignante, et sa courte formation ne lui permet pas d’intervenir sur des cas si graves, d’autant que le docteur local a déjà diagnostiqué le mal et prescrit un traitement.
J’insiste encore une fois sur le fait que ces médicaments sont très bons, que le docteur est un bon docteur, mais tant que l’eau n’aura pas été préalablement bouillie, il sera inutile de faire quoi que ce soit, le mal ne pourra qu’empirer!
Le bébé n’a toujours pas bougé, les traits de son petit visage laissent malheureusement à penser qu’il s’agit là plus d’une sorte de léthargie comateuse que d’un simple sommeil d’enfant.
Cette sensation d’impuissance face à une destinée si malheureuse est insupportable. C’est là un des aspects les plus poignants du voyage, se voir mêlé aux funestes fatalités de la vie de ces pauvres peuples dont le niveau reste malgré tout celui d’une bonne majorité de la population mondiale.
Après avoir vécu dans ces conditions de vie si favorables que l’on connaît en occident, puis s’être arraché de ce confort, de cette abondance matérielle qui nous paralyse en nous aveuglant, se retrouver face à des normes que l’on pourrait presque considérer comme normales dans ce monde déséquilibré où la pauvreté est reine, c’est là, je crois, l’une des expériences les plus enrichissantes que l’on puisse faire durant cette infime fraction de temps que représente la vie d’un homme.