Nous réussissons cependant à atteindre l’Amazone.

Que l’on soit sur l’Orénoque, le Rio-Negro ou l’Amazone, au Venezuela, en Colombie ou au Brésil, les maisons de pauvres sont toutes pareilles ; dans cette catégorie sociale, on ne choisit pas son style. Les meubles, la vaisselle, les habits, rien ne diffère du nord au sud, quelques hamacs sont tendus aux principaux piliers du carbet, parfois une vieille table bancale trône au centre de l’habitation. Mais le plus souvent ce ne sont que deux ou trois planches disposées sur des billots de bois.
Rendons malgré tout justice à Dame Nature. Si la pauvreté des villes engendre inéluctablement le désœuvrement, puis la délinquance, il n’en va pas de même pour celle des campagnes qui aurait plutôt pour effet de faire les gens accueillants, aimables et généreux. C’est là un de ces étranges paradoxes qu’il nous fut donné de constater à bien des reprises tant en Afrique qu’en Amazonie.
Et puis, peut-on réellement parler de pauvreté chez ces gens qui ont pour eux la terre qu’ils désirent, le fleuve qui regorge de poissons et crevettes, et la forêt, cet inépuisable garde-manger. Il n’est pas un Caboclo qui ait plus faim qu’un autre, et, tout comme les Indiens, chacun possède sa pirogue, un toit pour s’abriter, un hamac pour dormir, et puis un arc pour chasser et pêcher, quand ce n’est pas un filet ou un fusil.
Nous pénétrons plus en avant dans l’habitation. Les volets sont fermés mais quelques rayons de soleil s’infiltrent entre les planches mal jointes d’une cloison délabrée. Une femme à moitié nue est allongée dans un hamac de coton tressé. Elle nous a vu arriver, ses deux grands yeux brillants semblent vouloir nous saluer, mais elle ne bouge pas, peut -être par peur de réveiller son enfant endormi contre son sein.
En dessous d’elle, posée à même le sol, une boîte de fer est emplie d’eau, une eau saumâtre qui arrive sans aucun doute des berges du fleuve. C’est là sa boisson, et peut-être aussi celle de son enfant, un petit être qui ne doit pas avoir plus de douze mois.
La jeune fille s’avance et ramasse une boîte de comprimés qu’elle nous tend.
« – Voilà ce qu’a donné le docteur, dit-elle, c’est pour calmer la diarrhée et les vomissements du petit, mais cela a empiré depuis, que faut-il faire à présent ? »
Le pauvre enfant semble vraiment dans un état critique, il respire faiblement, son ventre est gonflé et son visage comme convulsé.
La situation est bien embarrassante, on ne s’improvise pas médecin, surtout lorsqu’il s’agit d’un enfant à l’article de la mort. Claudette lit la notice de cette boîte de comprimés.
« – Le docteur lui a également fait une piqûre », ajoute la jeune fille.
Dans ces régions reculées d’Amérique du sud, les « gringos » représentent non seulement l’argent, la richesse, mais aussi le savoir. Il est évident qu’un « gringo » est aussi savant, sinon plus qu’un docteur de par ici !
La mère semble implorer. Les prunelles de ses yeux brillants nous regardent fixement avec cette triste lueur qui ne se rencontre que chez les désespérés. Je ne sais que faire. J’aimerais pouvoir parler, dire quelque chose de rassurant, mais de toute évidence son enfant est à l’agonie; il lui faudrait être évacué d’urgence vers un centre hospitalier ! un centre hospitalier … Et qui paierait? Certainement pas ces pauvres gens. L’aide médicale est gratuite lorsqu’il s’agit des soins de ce docteur qui passe toutes les trois semaines en pirogue, mais l’hospitalisation ? Et les cas de ce genre ne doivent pas être bien rares. Il s’agit très certainement d’une intoxication alimentaire, peut-être est-elle due à cette eau du fleuve qu’ils boivent ainsi, sans aucune préparation !
Je m’approche de la boîte de fer, la ramasse et interroge la jeune fille qui confirme mes doutes, c’est bien dans cette eau trouble que s’abreuvent la mère et son enfant.
Je hausse le ton:
« – Le docteur ne vous a donc pas dit qu’il fallait la bouillir avant de leur donner?
– Nous l’avons fait, répond la jeune fille ».
Elle ment bien sûr, de toute évidence cette eau vient d’être puisée près des berges terreuses. Je regarde à mon tour la boîte de comprimés et, après en avoir rapidement parcouru la notice, leur certifie qu’il s’agit d’un bon produit, que le docteur ne s’est pas trompé, mais que cela ne peut faire effet que si l’eau de boisson du malade a été préalablement bouillie.
L’enfant est toujours endormi. Que pourrais-je dire, que pourrais-je faire de plus pour eux ? Je regarde Claudette, elle a travaillé longtemps dans les hôpitaux, mais comme aide-soignante, et sa courte formation ne lui permet pas d’intervenir sur des cas si graves, d’autant que le docteur local a déjà diagnostiqué le mal et prescrit un traitement.
J’insiste encore une fois sur le fait que ces médicaments sont très bons, que le docteur est un bon docteur, mais tant que l’eau n’aura pas été préalablement bouillie, il sera inutile de faire quoi que ce soit, le mal ne pourra qu’empirer!
Le bébé n’a toujours pas bougé, les traits de son petit visage lais­sent malheureusement à penser qu’il s’agit là plus d’une sorte de léthargie comateuse que d’un simple sommeil d’enfant.
Cette sensation d’impuissance face à une destinée si malheureuse est insupportable. C’est là un des aspects les plus poignants du voyage, se voir mêlé aux funestes fatalités de la vie de ces pauvres peuples dont le niveau reste malgré tout celui d’une bonne majorité de la population mon­diale.
Après avoir vécu dans ces conditions de vie si favorables que l’on connaît en occident, puis s’être arraché de ce confort, de cette abondance matérielle qui nous paralyse en nous aveuglant, se retrouver face à des normes que l’on pourrait presque considérer comme normales dans ce monde déséquilibré où la pauvreté est reine, c’est là, je crois, l’une des expériences les plus enrichissantes que l’on puisse faire durant cette infime fraction de temps que représente la vie d’un homme.

Nous arrivons une nouvelle fois à une sorte d’intersection d’îles, cela forme comme une gigantesque étoile avec pour centre une immense étendue d’eau pareille à un grand lac au milieu de la forêt. Ce n’est pas trois ou quatre solutions qui s’offrent à nous, mais dix ou quinze. Les canaux sont partout, des petits, des moyens, des grands, il en est un immense, sorte de voie principale où tout à l’air de se raccorder. Il me semble que la route soit claire à présent, il nous faut suivre cette espèce d’avenue. Je donne des gaz au moteur, le bateau accélère. Nous nous retrouvons rapidement au milieu de ce singulier boulevard.
Le soleil décline, sa lumière se fait de plus en plus en plus douce, les couleurs virent du jaune à l’orange, puis de l’orange a rouge. Le ciel paraît s’embraser peu à peu. Les nuages se colorent d’ocre, de pourpre, de vermeil, la nature se fait toute tendre. Une nuée de perroquets traverse ce gigantesque espace, un véritable nuage vivant, croissant comme le font tous les perroquets lorsqu’ils volent. Ce sont des dizaines et des dizaines de « papagaios » comme les nomment les brésiliens, de ces perroquets qui comptent parmi les meilleurs parleurs.
Encore une fois les fonds remontent. De six mètres cela passe à quatre, puis à deux, en l’espace de quelques encablures. Cette fois-ci c’en est trop, notre moral n’accepte plus, nous devons nous arrêter. Je vire à tribord. Nous nous rapprochons d’une île et posons l’ancre sur un fond de deux mètres cinquante.
Quelle tranquillité dans cette immensité ! Arriverons-nous à Manaos ? Je commence à me poser de sérieuses questions. Il y a des moments comme celui-ci, quand cela ne va pas comme il faudrait, où l’on prend réellement conscience de l’énormité du projet. Il nous reste plus de quatre cents miles à parcourir, soit une distance égale à la moitié de la France, quatre cents milles, plus de sept cents kilomètres durant lesquels il nous faudra découvrir notre chemin pas à pas à travers les bancs de sable. Pas de carte, aucune balise, sans marche arrière pour stopper ralentir lorsque les hauts-fonds nous surprennent…
Je commence à regretter les rochers, les écueils, les récifs immergés, même s’ils n’apparaissaient pas à la surface, les remous qu’ils créaient nous indiquaient leur présence, il fallait juste être vigilant. Maintenant cela nous paraît sournois, narquois, vil. L’eau est plate, sans ride, on pense que c’est bon, on met la gomme, on y va… Erreur, le banc est là, à droite, à gauche, devant… Il y a un canal, il existe, mais il faut connaître, le chercher. Le Rio Negro est large de quinze à vingt kilomètres, et les îles se comptent par centaines… Quatre cents miles…
La nuit est agitée, le sommeil ne veut pas venir. Je tourne et retourne sur moi-même en réfléchissant à cette espèce de piège dans lequel nous nous laissons enfermer peu à peu. Il est probable que le poisson pris dans la nasse ressente ce que je ressens en cet instant, comme un poids qui semble me peser sur les entrailles, presque une douleur qui me ronge le ventre de manière insupportable.
Oh, que ne donnerais-je pas pour être six mois plus vieux, sorti de cet impossible labyrinthe !
Je sors de la couchette et monte dans le cockpit. Sous ce manteau d’étoiles se réfléchissant sur la surface obscure de ce gigantesque fleuve, le paysage paraît s’être soudainement transformé. L’obscurité de la nuit a cet étrange pouvoir de transfigurer les choses, leur donner un aspect fantastique, en ajoutant aux formes visibles des reliefs semblant sortir tout droit d’une dimension inconnue. Les chimères se font alors réalités.
Il me semble à présent que ces îles, ces arbres, que l’on croyait entrevoir tout à l’heure lorsque le soleil éclairait encore cette partie de la terre, ne soient plus autre chose qu’une gigantesque muraille, crénelée de part et d’autre et dressée en ces lieux pour nous interdire le passage.
A de certains endroits j’aperçois presque distinctement comme des ombres frissonnantes postées au-dessus de ce rempart des ténèbres, probablement quelques génies de la nuit, quelques esprits malins que notre présence effaroucherait.
Pas un bruit, pas un cri, pas un piaillement, pas même le frois­sement de quelques feuilles dans les arbres ou le ruissellement de l’eau sur la coque, ne vient troubler cette formidable vision.
Je m’assois sur l’hiloire tribord et contemple cette singulière méta­morphose de l’univers. Même les étoiles paraissent frissonner, vibrer fébrilement, comme s’il s’agissait là d’une nuée de spectres prête à se mettre en mouvement.
Ces regards dans l’obscurité, ces lueurs de l’infini, toutes frémis­santes de l’intense fantasmagorie des profondeurs ténébreuses de la nuit, semblent projeter comme une irradiation. Je me sens peu à peu transformé moi aussi; les idées qui m’arrivent ne sont plus noires; ce poids qui m’écrasait les entrailles a complètement disparu. Ce n’est plus avec les yeux du petit Champenois que j’entrevois cet incroyable endroit, ces centaines d’îles à travers lesquelles il nous faudra progresser mètre par mètre, mais avec le regard d’un véritable Ulysse tout auréolé d’une sorte de gloire conquise à mesure des difficultés surmontées. Il me semble maintenant vivre une extraordinaire Odyssée, comme si cette muraille, ces bancs de sable, n’étaient autre chose que l’ultime épreuve d’un parcours divin imposé par les Dieux.
Comment donc, nous, des Français moyens, sans richesse, sans titre, sans autre bien que ce petit bateau à voile, avons-nous pu venir nous perdre dans ces fabuleuses contrées ? Comment donc, nous, pour qui la mer n’était qu’un rêve, l’Amazonie qu’un mythe, avons-nous pu passer au travers de toutes ces difficultés et atterrir ici, dans cette immensité que personne jusqu’à présent n’avait encore osé parcourir?
Je me sens fort tout d’un coup, fort et puissant. La nature a cette particularité remarquable qu’elle n’écrase jamais tout à fait l’homme qu’elle enserre entre ses griffes. Même lors de ses colères les plus effroya­bles, dans ses traquenards les plus machiavéliques, elle lui laisse toujours une chance de s’en sortir.
Cette fantastique vision des mystères de la nuit m’a comme qui dirait gonflé d’une sorte de farouche ardeur; nous nous en sortirons, j’en suis sûr à présent, dussé-je pour cela ramer jusqu’à Manaos …

La descente du Rio Negro est extrêmement pénible, nous devons franchir des rapides, sur plusieurs centaines de kilomètres, puis le fleuve se transforme en un véritable labyrinthe de bancs de sables.

Les chiens sont comme en furie. L’homme les retient en hurlant quelques violentes paroles.
C’est un homme sans âge, déguenillé, mais se tenant droit, la tête haute. La dignité sous un manteau de misère; il n’est rien de plus pathétique. Les rides de son visage et le blanc de ses cheveux ne semblent point être le résultat de l’usure du temps ; on devine autre chose derrière ce masque de vieillesse et de malheur. Il me regarde, le visage immobile, les lèvres rectilignes, mais ses yeux semblent sourire. Du reste il n’y a rien de belliqueux dans son comportement.
Il ne dit rien et attend, sans bouger. Je le salue, lui explique avec force gestes ce que nous faisons à cet endroit et lui demande de m’expliquer le chemin, par où passer, où se trouve le chenal… Il me regarde, mais ne répond pas. Il semble absorbé par une avalanche de pensées mystérieuses. Alors je recommence mes explications en essayant d’être le plus clair possible. Ses deux chiens reniflent l’odeur de Michka imprégnée dans mes habits. L’homme lève alors le bras et le tend dans du fleuve.
« – Tout droit…, dit-il, c’est très facile ».
Je déplie la photo satellite et la lui montre. Il Ia prend, la tourne dans un sens, réfléchit deux minutes, puis la retourne dans l’autre, indique avec le doigt notre position exacte à travers toutes ce taches représentant des îles, mais il n’a pas l’air de comprendre ce que je lui veux. Très certainement n’a-t-il jamais vu de carte… Qu’est-ce donc que ce dessin étrange que je lui tends là ? Il me rend le papier nouveau le bras dans le sens du fleuve.
« – C’est par là », dit-il sûr de lui.
Je demande s’il a vu un autre bateau aujourd’hui. Il me répond par l’affirmative en me montrant la position du soleil lorsqu’il était au zénith, de cette manière commune aux Indiens lorsqu’ils désirent indiquer une certaine heure. Je ne suis pas très avancé, mais je sais malgré tout que nous sommes sur la bonne voie, celle que fréquentent les embarcations lorsque le niveau de l’eau est bas.
Je demande alors à l’homme s’il veut fumer quelques cigarettes. Son visage s’éclaire d’un grand sourire faisant presque disparaître cette impression de misère que l’on a inéluctablement en le voyant. Je sors un paquet de ma musette et le lui tends. Il le prend sans même remercier, mais la chaleur de ses traits fait plaisir à voir. Il ouvre le paquet, en extirpe une, la place entre ses deux lèvres décharnées, puis s’approche du feu et l’allume sur un tison rougeoyant. Il en tire une grande bouffée et la recrache lentement.
Je m’en retourne au voilier.

Nous posons l’ancre devant un village Yanomami et y demeurons durant un long moment. 

Nous voilà a nouveau plongés dans une obscurité pesante. Non loin de l’entrée, une sorte de chaudron est posé sur les braises rougeoyantes d’un feu de bois. Il est difficile d’en distinguer le contenu, mais l’odeur caractéristique de bananes bouillies nous arrive aux narines. Un peu plus loin, ils sont une dizaine à être rassemblés autour d’un second foyer, les uns accroupis ou assis à même le sol, les autres debout, tenant droit devant eux, et d’une manière presque solennelle, arc et flèches. Il en est un qui pousse des cris, de petits cris aigus ressemblant plus aux aboiements d’un chien qu’au rugissement du jaguar cette fois-ci.
Les deux femmes sont agenouillées à même le sol. La faible réverbération des flammes sur leur peau nue ajoute aux formes har­monieuses de leur corps ainsi prostré un je ne sais quoi de tragique amplifiant encore cette impression macabre que l’on a en pénétrant l’habitation.
Au milieu du groupe, non loin du feu de bois, l’un des quatre Indiens que l’on a vu entrer en gesticulant se trouve assis près d’une sorte de récipient en bois massif qu’il maintient des deux mains. Un autre, le premier, écrase consciencieusement quelque chose à l’intérieur. Il frappe des petits coups à l’aide du pilon qu’il fait ensuite tourner sur lui-même. Nous nous approchons de cette singulière assemblée. Une troisième femme vient enlever le chaudron du feu. Elle remue un peu le contenu avec un long morceau de bois, puis pose le tout dans un renfoncement du carbet.
L’homme au pilon ne discontinue pas. L’autre, par intervalles réguliers, récupère la poudre obtenue et la verse à l’aide d’une grande feuille de bananier dans l’orifice étroit d’une grosse calebasse, tout en poussant de petits cris pareils aux jappements plaintifs d’un jeune chien.
Tous ces gestes, tous ces mouvements, s’effectuent avec une sorte de solennité tranquille, mais les lueurs blafardes du foyer, remué de temps à autre par Juan, ajoute à cette scène un je ne sais quoi d’irréel qui nous glace jusqu’au plus profond de nos entrailles.
Cette sensation s’amplifie à mesure que nos yeux s’habituent à cette obscurité caverneuse. Les détails nous apparaissent de plus en plus clairs, de plus en plus distincts. On commence à entrevoir les peintures sur le corps des hommes, les plumes de aras qui ornent leur bras, et puis le panier à moitié vide des ossements du défunt, tout près du broyeur. Voilà donc ce que cet homme s’évertue a réduire en poussière avec tant de précision, les restes calcinés de ce pauvre enfant mort durant la nuit.
Ce à quoi nous assistons nous semble projeté d’un monde différent. Nous sommes comme engloutis dans une autre dimension. C’est ­une effarante vision qui s’offre à présent à nous. Il nous semble vivre, non pas un cauchemar, mais l’un de ces rêves qu’il nous arrive de faire de temps à autre sans que l’on sache pourquoi et qui n’ont absolument rien à voir avec la réalité telle qu’on la connaît.
Nous attendons, debout, comme figés par cette vision hallucinante que jamais nous n’aurions pu imaginer, contemplant ce spectacle atroce à nos yeux, ne parlant pas, n’osant presque respirer. Nimotawé récupère une nouvelle fois cette poussière mortuaire, qui nous apparaît à présent grisâtre dans cette pâle réverbération du feu de bois, et la vide avec une extrême précaution dans la calebasse en enroulant la feuille de bananier de manière à lui donner la forme d’un entonnoir.
Pendant ce temps Matakoïma, tout en maintenant le pilon de la main gauche, plonge sa droite dans le panier et en sort des bouts d’os plats mais allongés et formant comme un arc de cercle; ce sont quelques ­unes des côtes de l’enfant.
Il les place précautionneusement au centre du plat de bois, lève le pilon et le fait retomber avec force sur les fragments humains. De légers craquements se font entendre. Il tourne ensuite le pilon sur lui-même en se soulevant de manière à faire porter tout son poids, puis il recommence à frapper. Ce sont des coups sourds qui nous arrivent aux oreilles.
Quelques instants plus tard, Nimotawé étale une nouvelle feuille de bananier sur le sol. Matakoïma interrompt son tragique labeur, confie le pilon à l’un des autre assis à ses côtés, saisit le gros plat de bois et le renverse sur les feuilles ainsi disposées. La poudre s’étale en une sorte de petit monticule blanchâtre.
Nimotawé recommence la délicate opération de remplissage. Les deux femmes sont toujours en pleurs, les larmes perlent sans discontinuer sur leur joues livides. Nous restons ainsi durant un long moment, contemplant cet édifiant spectacle qui finit par nous paraître interminable. Tous les ossements y passent un par un, du plus petit au plus gros, du plus solide au plus friable, du plus blanc au plus carbonisé.
Il ne reste plus au fond du panier que des débris, des osselets et de la poussière. Nimotawé en prend une poignée à pleine main, la pilonne un peu, puis la vide sur les feuilles étalées près de lui. Pour finir il renverse directement le panier au-dessus du plat en le secouant de manière à ne rien laisser au fond.
Durant ce temps les autres Indiens n’ont pratiquement pas bougé; ils étaient là plus témoins que spectateurs. Ces débris, cette poussière blanchâtre, c’est un parent, un être cher. Son esprit s’en est allé rejoindre ceux de leurs ancêtres.
La calebasse est presque remplie. La face ridée d’une veille femme apparaît non loin de nous. Elle tient un énorme récipient fabriqué à partir d’une autre calebasse, très grosse elle aussi. Elle s’approche du chaudron, le saisit et vide une partie de son contenu dans ce plat improvisé posé sur le sol. Il s’agit d’une sorte de soupe dont la couleur pourrait se situer entre le vert clair et le jaune. Elle repose le chaudron à moitié vide, prend le récipient ainsi rempli et l’amène au milieu du groupe. Les hommes s’écartent pour la laisser passer. Elle le dépose près de Matakoïma.
Les pleurs des femmes semblent redoubler d’intensité. Ils sont de nouveau entrecoupés de douloureux gémissements, puis de cris aigus frisant l’hystérie. Matakoïma saisit la calebasse de cendres des deux mains avec une sorte de solennité religieuse, à la limite de l’exaltation.
Cette scène est d’un poignant extraordinaire. On sent comme si une irradiation sortait de cette calebasse et venait nous remuer les tripes. Les autres Indiens n’ont pas bougé de place, mais il en est qui se tordent sur eux-mêmes, comme si d’affreux démons venaient les tourmenter à l’intérieur même de leurs entrailles.
Matakoïma s’approche du récipient empli de l’espèce de soupe jaunâtre et y renverse la calebasse. La poussière d’ossements s’écoule par l’orifice de cette grosse boule marron en un petit filet grisâtre. Il verse ainsi une bonne moitié de son contenu, puis la repose. Il prend ensuite un morceau de bois que lui tend Nimotawé et remue doucement ce singulier mélange.
Il pose le morceau de bois, plonge sa main dans le récipient et la ressort avec un peu de liquide dans le creux de sa paume. Il porte cette main à sa bouche en prenant soin de ne rien renverser du contenu et se met à boire lentement, très lentement. Il la replonge une nouvelle fois dans le breuvage mortuaire et renouvelle son funèbre scénario. Nimotawé s’approche à son tour. Il tient une coupe en bois, également fabriquée à partir d’une petite calebasse coupée en deux, qu’il remplit lui aussi de ce mélange de cendres et de soupe. Puis il boit, avidement cette fois-ci.
Il me semblait, avec cette vision du pilonnage des restes de l’enfant mort, avoir atteint une sorte de paroxysme dans ce qui pouvait dépasser la réalité des choses telle que je la concevais jusqu’alors. Je m’aperçois à présent qu’il ne s’agissait que d’un seuil. Mais mon esprit est encore trop agité par ces tumultes successifs qui viennent de le remuer ces dernières heures. C’est un peu comme si quelques tourmentes étaient venues secouer coup sur coup les linéaments encore bien ancrés de ma culture occidentale. Il y a comme des vagues qui se sont levées sous ce vent de tempête, et il m’est encore impossible de trouver la force de réflexion nécessaire pour analyser sereinement ce qui se passe devant moi. Je suis là, debout, comme figé, tel un automate auquel on n’aurait pas remonté le ressort.

Une année plus tard, nous nous retrouvons au cœur même de la forêt Amazonienne

La femme demande d’où nous venons, et où nous allons, et si nous n’aurions pas un peu de savon pour laver ses vêtements. Claudette s’en va chercher un de ces gros savons bleus comme on n’en trouve qu’au Venezuela et qui sont un peu l’équivalent de notre savon de Marseille. La femme le prend puis demande timidement combien doit-elle. Nous voulons rien, lui répond Claudette, c’est un cadeau. Elle insiste. Je peux payer, dit-elle, si, si …
Cette manifestation de probité dans un endroit si défavorisé n’est pas sans nous émouvoir. Il est parfois de ces étonnants paradoxes dans nature de l’homme. Ils n’ont rien, à part un fusil et quelques cartouches. Ils vivent dans un coin perdu, à cent cinquante kilomètres de leur plus proche voisin, dans un environnement hostile comme rarement il peut l’être ; Les grands froids et les chaleurs extrêmes ne sont riens à côté ces nuages vivants qui vous harcèlent à longueur de journée. Comme tous ces gens isolés qui peuplent les rives de l’Orénoque, leur pitance du dimanche est la même que celle des jours les plus maigres, et pourtant ils vous sourient, ils vous accueillent, vous, dont le bateau est chargé de provisions pour plusieurs mois, et ils veulent vous le payer ce savon que vous leur tendez. C’est bien souvent dans les endroits les plus misérables, que l’on rencontre les âmes les plus pures, les esprits les plus nobles. Ma pauvre Dame, si nous avions su, c’est une caisse de savons que l’on vous aurait apportée !
Nous voilà donc affublés tels des montagnards. Il nous faut malgré tout balayer l’air devant notre visage, nous les respirons ces micros diptères, ils nous piquent les joues, le front, nous en avalons, certain s’infiltrent sous les vêtements. La position est intenable. Nous mimons quelques gestes d’excuse puis descendons nous enfermer à l’intérieur du bateau après avoir pulvérisé une bonne quantité d’insecticide.
Je regarde à travers un hublot. Ils sont là, tous les sept, à contem­pler cette étrange embarcation comme ils n’en ont jamais vue et n’en reverrons sans doute jamais. Qui sont-ils? Indiens? Métis? Quels sont ces gens incroyables, capables de vivre l’invivable, de supporter l’insupportable, de s’installer dans cet endroit infernal et d’y mener une existence familiale avec pour seules ressources celles que la création promulgue généreusement, tels les Adam et Eve d’un Eden dénaturé ? Sont-ils heureux ? Sont-ils malheureux ?
Le sommes-nous nous-mêmes, nous qui vous contons ce récit, vous qui nous lisez confortablement installés dans votre fauteuil moelleux ?

Quien sabe?

La veille du départ d’Afrique, je rencontre une dernière fois Aliou, le marabout d’Elinkine.

J’enchaîne alors sur ce sujet me préoccupant bien plus que le mercure rouge, et pour lequel ma nuit fut si courte. Peut-être Abdou pourra-t-il me fournir quelques explications.
Je lui conte l’histoire de cette jeune fille rencontrée dans une famille de Ziguinchor, l’obligation lui étant faite de servir ces gens telle une servante soumise, les gifles reçues pour un verre de thé renversé, et mon étonnement devant ce qui m’apparaît comme ne pouvant être qu’une hideuse réminiscence du passé.
Abdou traduit mes propos à Aliou, puis il se tourne vers moi et m’explique qu’ici, en Afrique, ce que nous appelons avec une certaine répulsion « l’esclavage », et que nous imaginons comme une chose disparue depuis bien longtemps, survie avec une persistance effroyable.
Ce dont j’ai été témoin n’est en fait qu’une partie visible de l’iceberg ; une fillette vendue par ses parents à de riches commerçants, quoi de plus banal ! C’est un fait de la misère. La misère de l’homme engendre inéluctablement celle de l’enfant. Pour certains de ces petits êtres, c’est véritablement en enfer qu’ils sont tombés le jour de leur naissance !
Ah, si les jeunes européens connaissaient toute la chance qu’ils ont d’avoir pu voir le jour dans ce monde de nanti qu’est l’occident… Ici, pour des milliers de pauvres âmes à peine écloses, le châtiment perpétuel commence dès le berceau. C’est l’exploitation à outrance pour ces pauvrettes que la loi du sort a désignées à la damnation terrestre. C’est un peu comme si ce continent, n’ayant pas eu assez des souffrances passées, perpétuait l’hideux héritage de leurs ancêtres au sein même de leur propre culture.
Imaginez quelle peut être la douleur d’une mère, écrasée sous le poids de la misère et obligée de livrer son enfant à celui ou ceux qui se révéleront peut-être des maîtres non seulement exigeants, mais également implacables et cruels.
Bien sûr, tout cela n’est pas légal ! Bien sûr, officiellement rien de tout cela n’existe ! Et vous autres, du haut de ces valeurs acquises au cours des siècles, à coup de têtes noires déportées enchaînées dans des cales humides et puantes, vers ce que vous appeliez « le nouveau monde », vous semblez redécouvrir cette pratique abominable, l’esclavage d’une enfant, et vous criez à la monstruosité…
Mais sachez qu’en d’autres parties d’Afrique, en Mauritanie par exemple, pour ne citer que ce pays, ce sont des familles entières qui vivent à l’état de soumission totale… L’homme, la femme et leur progéniture, réduit de génération en génération au lamentable état de la domesticité la plus ignominieuse, sous le regard et l’indulgence des grands de l’occident, car vos services de renseignements n’ignore rien de cet état de choses ! Les droits de l’homme d’ici ne sont pas les mêmes que ceux de vos latitudes, bien sûr… Alors on ferme les yeux, on ne dit rien. À quoi cela servirait-il de détériorer un climat favorable aux relations économiques entre pays ? Pourquoi ? Pour qui ? Pour quelques pauvres bougres dont l’existence est bien loin de préoccuper l’opinion publique, ignorante de telles pratiques ?
À mesure qu’il me parle, ses paroles se font de plus en plus dures, de plus en plus fortes, le ton qu’il emploie a doucement glisser vers celui de la colère. Il est là, dans le demi-jour de cette étrange demeure, martelant ses mots et roulant son regard à la manière d’un révolté qu’un sentiment d’injustice emporterait.
Et moi, je l’écoute en tressaillant silencieusement sous le poids de cette monstruosité. Que puis-je faire, que pourrions-nous faire au moins pour cette pauvre créature prisonnière de ces démons ? Je n’ai même plus assez d’argent CFA pour payer un aller-retour en taxi-brousse à Ziguinchor. Et puis mon visa est expiré, il me faut partir à présent, quitter ce pays pour l’autre continent.
Ah, je m’en veux de ne pas avoir réagi, de ne pas avoir tout de suite compris la véritable situation de cette fillette et d’avoir quitté cet homme en lui serrant la main sans même faire aucune allusion à ce qui me semble à présent un crime épouvantable.
Le flot de ses paroles s’est enfin tari. Sa colère n’est plus exprimée que par les traits de son visage qu’il ne peut s’empêcher de crisper, comme si une nourriture amère venait lui remuer la gorge.
Aliou prend la parole à son tour. Des paroles posées, calmes et semblant réfléchies, mais que je ne comprends pas, et qu’Abdou traduit après avoir repris un peu de lui-même.
Il dit qu’il va fabriquer un gri-gri destiné à me protéger des dangers durant mon voyage, un gris-gris que je devrais accrocher dans mon bateau. Il demande à ce que je revienne le lendemain matin. Il a besoin de la nuit pour cela.

Un an et demi après notre départ de France, nous sommes sur les fleuves d’Afrique de l’Ouest et préparons la traversée de l’Atlantique.

Je suis brusquement réveillé par un épouvantable ronflement. Je me lève d’un bond et grimpe sur le pont. Les éoliennes tournent à une vitesse fulgurante sous l’impulsion d’un vent de tempête. Je me précipite sur la plage arrière et, tout en me maintenant après le pataras, les arrête l’une après l’autre.

J’observe alors autour de moi. L’instant est effroyable. Ce n’est pas un paysage nocturne qui s’offre à ma vue, mais l’épouvantable vision d’un spectacle extraordinaire comme jamais depuis notre départ de France il me fut donné d’assister.

Le ciel est divisé en deux moitiés bien distinctes, d’un côté le firmament étoilé, de l’autre une masse obscure, lourde et inquiétante, s’avançant en ligne de front sur toute l’étendue visible de la voûte céleste. C’est un peu comme si une chape de plomb venait recouvrir l’immensité de la création.

C’est une tornade.

Elle est là, juste au-dessus de nous, à la verticale du mât, produisant un vent comme jamais le bateau n’en a encore encaissé.

Claudette est paniquée, elle crie quelque chose que je ne comprends pas. Je cours à l’avant, ouvre le puits à chaîne et en renvois une vingtaine de mètres. Le mouillage est déjà tendu presque à la verticale. Des vagues se forment à la surface, le bateau est secoué. Je descends dans le carré et prépare le moteur pour le cas où l’ancre ne tiendrait pas, puis je remonte dans le cockpit et patiente à l’abri de la capote de descente.

La ligne ténébreuse s’avance inexorablement vers l’Ouest, recouvrant un à un les astres dont le rayonnement diffus offre encore un peu de luminosité dans cette atmosphère épouvantable. Le vent souffle à présent par rafales, une pluie diluvienne s’abat alors avec force et violence, martelant le pont comme le ferait une giboulée de grêlons.

Chacune de ces grosses gouttes, en tombant sur l’eau, produit une sorte de micro-fluorescence ayant pour effet d’illuminer la surface du fleuve, de telle sorte que la lumière, ordinairement descendant du ciel pour éclairer la terre, semble à présent provenir de cette immense étendue d’eau et contraste étonnamment avec l’obscurité du firmament dont le nuage recouvre la quasi-totalité des astres. Il me semble assister à quelque chose d’irréel, de démoniaque, quelque chose comme seul ce continent peut en engendrer.

Durant un long moment, je demeure ainsi, observant silencieusement cette espèce de chaos de l’univers. De temps à autre, quelques éclairs zèbrent l’obscurité écrasante, illuminant durant de courts instants l’immensité de la création.

Peu à peu, les rafales se font de moins en moins violentes, de plus en plus espacées, la pluie a l’air de diminuer en intensité, et quelques lueurs blafardes apparaissent dans l’ombre de cette voûte nuageuse. J’ai l’impression que la tornade est passée à présent, le bateau n’est plus secoué que par de petites vagues dont l’effet n’est guère suffisant pour engendrer des mouvements gênants.

Alors je me penche vers l’intérieur et appelle Claudette qui remonte sur le pont et s’assoit face à moi. Je ne peux m’empêcher de lui avouer la frayeur m’ayant tétanisé l’esprit lors de l’arrivée de ce phénomène naturel, puis je m’interroge sur les conséquences d’un pareil coup de vent pour les bateaux en mer.

Devant le silence de ma femme, je réfléchis un instant puis ajoute que ce n’est en fait qu’un gros grain et que, lorsque nous traverserons l’Atlantique, il suffira de veiller attentivement tant les cargos que les nuages.

Claudette ne dit rien. L’obscurité de la nuit masque les traits de son visage, mais, à travers quelques reniflements significatifs, je m’aperçois qu’elle pleure doucement.

Alors je lui prends la main et tente de la rassurer.

– C’est fini maintenant, la tornade ne reviendra plus, lui dis-je, nous pouvons dormir tranquille.

– Ce n’est pas cela… murmure-t-elle comme si elle avait quelque chose de grave à m’annoncer.

Alors je m’approche plus près encore et l’interroge du regard.

– Je ne veux pas traverser… annonce-t-elle sèchement entre deux sanglots. Puis comme si cette petite phrase, plus aveux que caprice, l’avait aidée à se libérer, elle continue d’un ton plus doux, plus conciliant :

– J’ai peur… Je ne veux pas y aller…

Comprenant que cette révélation constitue pour moi non seulement une bien désagréable surprise mais également un véritable problème, elle se répand en un flot de longs sanglots.

Alors je tente de la rassurer en lui disant qu’une traversée n’est en fait qu’une navigation un peu plus longue que les autres, que ce sont des dizaines de milliers de voiliers qui ont à ce jour pointé leur étrave vers les Amériques, et que s’il y avait quoi que ce soit de réellement dangereux, cela se saurait et les candidats au départ ne seraient pas si nombreux.

– Non, je ne veux pas y aller… répète-t-elle, faisant fi de mes propos et comme s’il s’agissait d’une idée fixe tétanisant l’ensemble de ses pensées.

Alors, voyant que tout est inutile et que le vent s’est bien calmé, je lâche sa main, monte sur la plage arrière libérer les éoliennes et redescend me coucher. Peut-être la journée du lendemain nous aidera-t-elle à y voir plus clair.

Le sommeil ne veut pas venir. Je tourne et retourne dans ma couchette en ressassant mes pensées. Comment ai-je pu arriver à ce point du voyage, me retrouver face à l’océan avec une compagne refusant d’aller plus en avant ? Depuis quelque temps déjà cette idée de devoir traverser devait la tourmenter silencieusement. Mais elle n’avait jusqu’alors rien osé me dire, comprenant sans doute de trop à quel point ce pas de géant sur le bleu de l’Atlantique était important pour moi. Comment donc n’ai-je pu prévoir un pareil état de choses ?

Effectivement, depuis notre départ de France chacune de nos sorties en mer, que ce soit de quelques heures ou de quelques jours, représentait pour elle un bien pénible labeur, mais arrivés ici, à la pointe de l’Afrique, sentir l’alizé vous caresser doucement la peau, avoir son bateau prêt pour ce grand pas en avant, entendre déjà les airs de Samba résonner au fond de ses oreilles, et se dire qu’en fin de compte, c’est sur ce continent africain, et nulle part ailleurs, que le périple se poursuivra… Il me semble qu’il y ait là une impossibilité à laquelle mon esprit ne peut se résigner.

Bien sûr, ce voyage est le fruit de mes seules aspirations. Bien sûr, moi seul l’ai rêvé depuis mon plus jeune âge, moi seul avait dans la tête ces fabuleuses images de voiles déployées, d’embruns et de poissons volants. Mais depuis deux ans que dure ce périple, j’avais espéré qu’elle s’habituerait et trouverait elle aussi du bonheur à voyager de la sorte.

Je réalise à présent que, durant ces deux années, ma femme n’a fait que me suivre. Ce plaisir que je prenais parfois, cette satisfaction personnelle éprouvée au plus profond de moi-même lorsque le bateau taillait gaillardement sa route, ne représentait pour elle qu’un bien pénible fardeau. Et ce que je ressentais comme étant de la joie, du bonheur de vivre, était vécue dans son propre intérieur comme une douloureuse épreuve qu’il lui fallait à tout prix surmonter.

Comment donc ai-je pu m’imaginer qu’elle finirait par apprécier cette vie au point de me suivre jusqu’au beau milieu de l’océan ? Comment donc ai-je pu croire que cette jeune femme, qui est à présent mon épouse, après l’avoir extirpée de sa campagne natale, se laisserait-elle ainsi mener jusqu’au bout du monde uniquement pour le simple fait qu’elle est ma femme et que je suis son mari ?

L’océan a fait tomber le masque.

J’ai beau creuser mes pensées, aucune solution n’apparaît dans mon esprit. Renoncer à cette traversée, faire une impasse sur cette fabuleuse expérience, je ne peux même pas l’imaginer. Et me séparer de mon épouse, il en est encore moins question. Alors quoi ?

Claudette est restée sur le pont, une habitude lui étant peu habituelle et révélant la gravité de la situation. Je l’entends de temps à autre rentrer ses larmes. Cette perspective de quelques semaines de navigation serait-elle devenue pour elle un véritable cauchemar ?

Le gros nuage s’est complètement dissipé, et le ciel m’apparaît à nouveau par le hublot de la couchette, un ciel constellé d’étoiles scintillantes.

C’est ainsi que l’on aurait pu tout aussi bien nommer l’ouvrage que vous avez sous les yeux, car rien de ma période scolaire ne laissait présager que je puisse un beau jour écrire trois livres de trois cent vingt pages. Mes études, si l’on peut qualifier d »‘études » les années passées dans le fond de quelques salles de classes, près d’un radiateur ou d’une fenêtre entrouverte, furent ce qu’il est convenu d’appeler un véritable échec.
Et si l’on me donna le certificat d’études primaires lors de la dernière cession organisée pour cet examen aujourd’hui abandonné, c’est seulement pour avoir été l’unique candidat à choisir de chanter une chanson plutôt que de réciter un poème. Je chantais ainsi la seule chose que je connaissais dans ce répertoire des chants et récitations imposés : « la Marseillaise ». Mes examinateurs, vieux patriotes, anciens résistants de la dernière guerre, furent sans doute plus émus que ne l’eussent voulu les bonnes convenances de la profession, et m’attribuèrent ce diplôme.
Je redoublai cependant mon CM2; ainsi que ma 5e’ et, à aucun ­moment, ne descendis au-dessous des trois dernières places dans les différentes classes où j' »étudiai » .
A l’âge de quinze ans, je fus placé dans un Collège d’Enseignement Technique, à Montbard. On tenta désespérément de m’y apprendre la comptabilité, matière que ‘exécrais depuis toujours, sans aucun résultat.
Le jour de l’examen, trois années plus tard, était une de ces merveilleuses journées de juin comme il s’en trouve parfois. Le soleil n’était pas seulement radieux comme il l’est bien souvent en cette période du solstice d’été, on sentait quelque chose de plus dans ces chauds rayons qui vous caressaient la peau, quelque chose qui semblait faire vibrer jusqu’au plus profond de vos atomes. Je séchai alors l’examen et m’en allai à la pêche.
Ce fut un affreux scandale. Rater un examen est une chose qui se comprend fort bien lorsque l’on est un cancre, ne pas s’y présenter dépasse de loin l’entendement des honnêtes gens. Cela irrite, on croit voir de la contestation dans cette absence volontaire.

Mes deux matelots sont à l’université, Victor à Assas et Céline à la Sorbonne. Et moi, je suis dans une nouvelle période de transition, comme celle qui avait suivi le premier voyage et précédé le second.

Ce sont comme des pages différentes qui se tournent à chaque fois, pour me faire arriver à d’autres, encore blanches… On évolue, toujours. Le contraire ne serait pas normal.

La partie navigation n’est pas terminée, bien sûr, mais auparavant, je dois faire ma part dans ce nouveau combat qui est en train de se mener dans notre société. Si ce n’est pas pour nous, ce sera pour les générations futures, c’est-à-dire nos enfants… J’aurais honte vis-à-vis des miens si je me laissais tranquillement vivre comme j’en ai la possibilité, sans m’occuper de quoi que ce soit.

Nous devons impérativement modifier notre mode de vie, et surtout nos comportements alimentaires.

La prise de conscience que la consommation de protéines carnées est en train de ravager notre biosphère, sans doute plus que tous les transports réunis, qu’elle crée des souffrances immondes sur des êtres dont on découvre qu’ils sont aussi sensibles que nous le sommes nous-mêmes, ne peut laisser indifférent lorsque l’on possède un tant soit peu de compassion et d’intelligence.

Le monde doit devenir végan, quel que soit le motif de quelques inconscients qui préfèrent encore faire risquer la pire des catastrophes à leurs enfants plutôt que de se passer de leur steak-frites et leur camembert…

J’ai donc décidé de faire ma part, de me battre comme je peux.

Avant de repartir pour un nouveau voyage…

Il y a des priorités.

Chaque chose en son temps.

Ce combat a pris la forme d’un projet, sans doute un peu farfelu pour quelques-uns : la création de ce que l’on pourrait appeler un centre culturel végan, pour essayer de faire rayonner ces idées dans la première région pour l’élevage et l’agriculture intensive, La Bretagne.

Depuis plus d’un an, c’est une véritable aventure que je vis avec une petite équipe de convaincus. Si je vous disais que c’est parfois l’impression d’être sur le Rio Négro que je ressens, lorsqu’il fallait passer les rapides ou traverser cet immense labyrinthe de bancs de sable avec mon bateau, vous ne me croiriez sans doute pas…

Mais c’est exactement cela.

Rien n’est facile lorsqu’il s’agit de faire triompher des idées dans un monde qui n’y est pas préparé. Surtout dans notre pays où il semble que l’on ait plus de mal à évoluer que dans n’importe quel autre autour de nous, où le mouvement végan est largement plus développé. Nous y arriverons, cela ne fait aucun doute, mais la route est truffée d’embûches inimaginables.

Vous pouvez également suivre pas à pas ce projet depuis sa création sur cette page Facebook : https://web.facebook.com/groups/325666707956446/

Un financement participatif est maintenant nécessaire pour mener la phase finale de ce combat. Je vous donnerai le lien dès qu’il sera créé.

Lors de la longue halte en Inde avec mon fils Victor, j’avais fait la rencontre de Nivedita, une Indienne ashramite, c’est-à-dire une personne ayant choisi de consacrer sa vie non à une religion, mais tout simplement à la spiritualité. La spiritualité, c’est le chemin le plus court pour aller directement vers ce qui est peut-être un être suprême, sans qu’aucun intermédiaire ne vienne polluer la pureté des sentiments, me disait-elle. Il n’y a aucun rite pour y arriver, aucune prière, aucun gourou, juste un rythme de vie non pas imposé, mais qui ne pourrait être différent lorsque la seule chose à laquelle on aspire est la purification de sa conscience. Ce sont presque des paroles que je bois lorsqu’elle me raconte ce qui est comme l’explication de la route à accomplir pour créer les conditions les plus optimales du développement de ce que l’on a d’immortel en chacun de nous.

Nous passons donc de longs moments ensemble, parfois nous promenant dans un jardin public, parfois déjeunant dans un de ces étonnants petits restaurants où seules deux ou trois tables arrivent à tenir, mais qui servent des mets de grande qualité à des prix comme on ne peut vraiment en trouver que dans ce pays… Puis finalement nous nous sommes perdus de vue, comme cela arrive souvent lorsque l’on navigue dans des univers trop différents.

Quelque temps plus tard, un drame absolument affreux bouleversa la population de cette ville de plus d’un million d’habitants. Une famille complète, le père, la mère, et les cinq sœurs, se sont jetés dans le golfe du Bengale pour mettre fin à leurs jours. Ce drame fut suivi de plusieurs journées d’émeutes dans les rues du vieux Pondichéry. Les forces de l’ordre durent interdire la circulation aux abords de l’ashram durant un long moment.

Intrigué, j’essaie de contacter Nivedita pour lui demander ce qui s’était réellement passé. Mais ne recevant aucune réponse aux SMS ou aux mails que je lui envoyais, je m’en vais donc la voir. J’apprends alors qu’elle faisait partie de cette famille qui s’est jetée dans les eaux du golfe du Bengale. Heureusement, c’était l’heure du flot et les cinq corps ont été rejetés sur la plage peu de temps après, inconscients. Sa mère et deux de ses sœurs n’ont pas survécu. Nivedita faisait partie des survivants.

Je m’en vais la trouver à sa sortie de l’hôpital deux mois plus tard. Elle me raconte alors l’enfer qu’elle m’avait caché lorsque nous nous parlions tranquillement, un enfer qu’elle avait vécu, et que vivaient encore certaines filles, sa propre sœur harcelée puis battue avec une barre de fer dans l’indifférence totale des cinq dirigeants…

Bien avant cela, des journalistes chevronnés de CNN India avaient fait une enquête pour dénoncer ce qui se passait réellement dans cet endroit, car les bruits couraient dans toute la ville. L’ancien avocat de l’ashram leur avait donné des renseignements. On l’avait retrouvé mort peu de temps après, me dit-elle.

Le reportage de CNN devait être diffusé à une heure de grande écoute. Cela aurait obligé les autorités à prendre des dispositions pour réorganiser l’ashram. Mais trois heures avant la diffusion, tout fut annulé sans qu’aucune explication ne soit donnée. On raconte que des sommes importantes furent payées ! Eh oui, c’est aussi cela l’Inde… Personne n’a donc pu savoir ce qui se passait réellement à l’ashram Sri Aurobindo.

Heureusement, un technicien de la chaîne TV, sans doute dégoûté par ce qui venait de se passer, trouva bon faire incognito une copie de ce reportage et la remettre à l’une des sœurs. Mais que faire d’un malheureux CD lorsque l’on n’a pas d’ordinateur, même pas de téléphone portable ? Il resta durant plusieurs années dans le tiroir du seul meuble de sa minuscule chambre.

Elle me confie ce CD que je visionne sur mon ordinateur. Tout y était en effet décrit dans les moindres détails, depuis le harcèlement des femmes jusqu’aux malversations financières, des témoignages d’hommes, de femmes, et même de policiers… Tous incriminent cette institution créée par Sri Aurobindo lui-même et gérée par cinq personnes désignées à vie. Les journalistes ont épluché des centaines de documents compromettants. Vraiment la somme a dû être énorme pour que CNN puisse accepter de laisser tout cela au fond d’un tiroir. Et c’est maintenant moi qui ai ces preuves accablantes entre les mains…

Je réfléchis à une solution qui permettrait à une autre chaîne de le diffuser. Mais ce serait peine perdue. L’ashram est trop puissant. Ce qui a marché avec CNN marcherait avec n’importe quelle autre chaîne. D’ailleurs, comme le souligne un policier dans ce reportage, l’ashram a beaucoup d’influence ; aucun des partis politiques de l’Inde, même ceux les plus puissants, que ce soit le BJP ou le CONGRE, n’oserait s’y attaquer. On ne peut vraiment rien contre eux dans cette société indienne.

Après quelques jours de réflexion, je prends la décision de mettre la vidéo sur Youtube. Durant plusieurs jours, les deux sœurs se rendent à notre appartement pour traduire tout ce qui est dit et faire des sous-titrages. Une première version est mise en ligne en anglais, suivie d’une autre avec les sous-titrages français. Mais comment faire pour que les gens d’ici s’y intéressent ?

Tout le monde possède une télévision en Inde. Si ce reportage avait été diffusé comme cela était prévu à une heure de grande écoute, cela aurait été terminé pour ces odieux problèmes. Malheureusement, les Indiens vont très peu sur Internet. Très peu possèdent un ordinateur personnel, seulement les plus riches, et la mise en ligne fait chou blanc. À peine une vingtaine de vues par jour, rien qui puisse inquiéter les cinq responsables…

Il reste cependant une solution. Les Indiens lisent beaucoup lorsqu’ils en ont la possibilité, surtout les Tamouls… Ne me serait-il pas possible d’écrire tout cela dans les moindres détails, de faire traduire en Tamoul, en hindi et en anglais, puis d’imprimer sur des petits fascicules qui seraient distribués, ou vendus à prix coûtant aux habitants de la ville ? Pourrais-je, de cette manière, faire évoluer la situation et rendre à ces femmes l’honneur que l’ashram leur a volé après les avoir lamentablement salies ? Je ne sais pas, mais il s’agit pour moi de l’unique solution.

Tout est maintenant écrit. Il ne reste qu’à trouver le financement pour faire traduire et imprimer.

Comme je le disais à la fin du dernier livre, un financement participatif devait être lancé pour la traduction du texte en Tamoul, en hindi et en anglais, ainsi que pour l’impression de petits livres en Inde. Mais je reçois de Nivedita et Hemlata des nouvelles plutôt rassurantes. Elles me demandent d’attendre car il y a du nouveau qui va dans le sens de leurs intérêts.

Nous sommes donc pour l’instant dans l’attente, prêts à la réaction.